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Ali passa les plus beaux mois de sa vie au sein de sa nouvelle famille d'acceuil. Là-bas il n'était pas seulement « l'un des enfants que le système nous a confié » mais bel et bien Ali Camara, qu'Estelle et Bruno traitèrent comme leur deuxième enfant et qu'Émilie adopta aussitôt en tant que frère. Si Ali était encore loin de se sentir complet, il n'en était pourtant pas très loin : en dehors de son foyer, il avait toujours la famille que représentaient ses amis depuis des années, et désormais une famille un peu dysfonctionnelle attendait son retour du collège tous les soirs. 

Il mit longtemps à comprendre qu'il n'était pas l'esclave de sa famille d'accueil et que les tâches ménagères revenaient aussi bien aux adultes qu'à Émilie et lui, et il eut du mal à ne pas sursauter malgré lui dès qu'il estimait qu'il avait fait une bêtise ; mais sa méfiance diminua de jour en jour, et plus les semaines passèrent, moins Ali se comporta comme le chat sauvage en lequel le système l'avait transformé bien des années plus tôt. Ses problèmes ne devinrent bientôt plus que ceux d'un adolescent lambda : il n'avait pas envie de faire ses devoirs, il répondait parfois sur le mauvais ton à ses parents d'accueil, et il se demandait nuit et jour s'il devait avouer ses sentiments à sa meilleure amie.

« Les enfants, vaisselle ! Ça fait trois fois que je vous demande ! 

Ali et Émilie émirent de faibles « hmm » pour seule réponse à la réplique d'Estelle, leurs deux paires d'yeux fixés sur l'écran de la télévision. Comme tous les soirs, les deux adolescents regardaient la série préférée de la seule fille de la famille, et Émilie refusait de décoller du canapé tant que l'acteur principal était à l'écran. 

– Ali, s'il te plaît mon grand, réitéra la mère de famille d'une voix désespérée. Tu sais qu'elle ne se lèvera pas si tu ne montres pas l'exemple.

Soupirant, Ali se redressa tant bien que mal du dossier dans lequel il était enfoncé, les yeux toujours fixés sur la télévision, puis, une fois debout, il tendit sa main à son amie :

– Allez Emy, on reviendra après.

– Nan, j'peux pas ! Il est trop beau, il faut que je profite encore de l'avoir à l'écran.

Ali haussa un sourcil réprobateur, mais ce dernier contrastait avec son sourire amusé. Voyant qu'Émilie ne laissait paraître aucun indice quant à un potentiel mouvement, il attrapa la télécommande et éteignit la télévision. Le visage de son amie se tendit sous le coup de l'incompréhension et de la surprise :

– Mais pourquoi t'as fait ça ? s'exclama-t-elle.

– Et toi pourquoi tu baves sur Clark Kent alors qu'on a dit qu'on allait se marier ? »

Ali ne laissa pas son amie répondre et feignit un air remonté alors qu'il rejoignait la cuisine et l'évier rempli de vaisselle sale. 

Passé la surprise de ses présentations avec Émilie, l'adolescent s'était rapidement attaché à sa nouvelle colocataire, tout comme il l'avait fait avec les enfants desquels il avait partagé plusieurs années de vie dans la maison de l'horreur. Émilie, affectueuse de nature, avait aimé Ali inconditionnellement dès les premières secondes. Pour elle et malgré les mises en gardes de ses parents, ces derniers n'accueillaient pas simplement un adolescent dans le besoin, ils intégraient un frère à sa famille. Seulement quelques semaines après l'arrivée du garçon, la jeune fille avait décidé de le demander en mariage, ce que l'adolescent s'était empressé d'accepter. Depuis, ils jouaient tous les deux à un jeu qui leur appartenait à eux seuls.

Ali ne tarda pas à être rejoint par son amie, qui vint aussitôt lui donner une de ces accolades dont elle avait le secret : une arrivée un peu brute, ses petits bras entourant fermement ceux de l'adolescent de manière à ce qu'ils soient collés le long de son corps, et l'une de ses joues appuyée contre le biceps du garçon.

« Pardon Ali. T'es meilleur que Superman.

– Ça je sais, je t'ai déjà dit que je suis son grand frère et qu'il est beaucoup moins doué que moi. »

Si Ali était jaloux de l'admiration que portait Émilie à Tom Welling, cette dernière avait une cible beaucoup plus crédible qu'un acteur Américain vivant à des milliers de kilomètres de là : Maëlle Duprés-Clarkson. Ce fut donc sans grande surprise qu'elle partit bouder dans sa chambre un soir d'hiver 2006 au lieu de souhaiter une bonne soirée au garçon alors qu'il était sur le point de partir. Ali en avait l'habitude ; il sortait généralement deux soirs par semaine pour rejoindre ses meilleurs amis, et Émilie avait toujours la même réaction lors de son départ.

« Bonne soirée mon chéri, lui dit quant à elle Estelle avant de déposer un baiser affectueux sur la joue.

– Si t'es pas en état de rentrer tu restes dormir là-bas, lui répéta pour la centième fois Bruno. »

Ali acquiesça, songea quelques secondes à aller voir Émilie pour la rassurer, mais n'en fit rien et se dirigea aux quinze ans des jumeaux.

« Quinze ans », songea Ali en grimpant les escaliers menant à l'étage de ses amis après avoir rencontré l'un de ses clients dans le square en bas de chez eux, Allée de Calvi. « Ça fait littéralement neuf ans que je connais Maëlle ». « Et deux ans que je l'aime ». Ali était persuadé qu'il n'était pas le seul ; malgré ses airs de racaille et l'impression que son amie était constamment sur le point de rentrer dans quelqu'un, il était sûr que plus d'un garçon refusait de s'avouer qu'il était amoureux de la petite gamine garçon manqué qui faisait sa loi auprès des garçons de son petit bout de quartier. Il se demandait même si Tarek et Hugo n'avaient pas un jour succombé à son charme. Si par hasard ça n'avait encore jamais été le cas, Ali était persuadé que la handballeuse arriverait à les ensorceler eux aussi tôt ou tard.

Si la plupart de leurs soirées s'opéraient clandestinement dehors à la lueur de la lune, des lampadaires et des joints ou cigarettes, l'anniversaire des jumeaux se fêta exceptionnellement dans l'appartement en ruines des Duprés-Clarkson. Tyler – à qui Ali avait finalement réussi à pardonner bien qu'il n'ait aucune nouvelle de ses frères et sœurs de foyer –, salua le garçon avant de s'assurer que les adolescents avaient tout ce qu'il leur fallait pour leur soirée, puis il salua ses enfants et fila chez Kamel, son meilleur ami.
Les cinq amis s'amusèrent tout en essayant de faire le moins de bruit possible, la famille de Tarek habitant juste en face de l'appartement des jumeaux ; les manettes de Playstation tournèrent en même temps que les verres d'alcool, ils jouèrent à des jeux à boire, ils rappèrent, Maëlle dansa, puis ils décidèrent de errer dans les rues au beau milieu de la nuit à la recherche de bêtises à faire.
Ils jetèrent finalement leur dévolu sur une maison abandonnée qu'ils explorèrent à la lueur de leurs lampes torches, puis qu'ils squattèrent pendant une paire d'heures, buvant et fumant tout en prenant soin à ce que Raphaël n'inhale aucune fumée. 

Comme bien souvent, ce furent Tarek et Ali qui firent rire tout le monde. Car même si ce dernier avait été la première victime de ses propres crises de colère pendant longtemps, il avait toujours été une autre personne en dehors de l'environnement de ses familles d'accueil. Cela était aussi valable pour les maltraitances qu'il avait subit dans la maison de l'horreur : si Tyler ne s'était aperçu de rien, le sourire rayonnant et la personnalité lumineuse d'Ali n'auraient permis à personne d'entrevoir ce qui se déroulait chez lui. Puisque comme il se l'était promis le jour où il avait réussi à faire rire une petite blonde en pleurs sur une balançoire, il se ferait à jamais un malin plaisir à illuminer la vie des gens de son entourage avec ses sourires, ses blagues et ses bêtises. Maintenant qu'il commençait à être heureux, ce désir n'en n'était que décuplé.

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