« Un nègre, un bougnoule, un infirme, une femme et maintenant... Un pédé. La fine équipe quoi. »
Sans très grande surprise, Ali fut le premier à tenter d'alléger l'atmosphère froide et pesante que la révélation d'Hugo jeta un jour particulièrement frais du mois de mars 2007 grâce à cette phrase aussi raciste, misogyne et homophobe que discriminatoire. Mais, fait assez rare pour être souligné, il ne décrocha cette fois-ci aucun rire, et pas l'ombre d'une esquisse de sourire. Un silence assourdissant remplaçait les voix de leurs rappeurs préférés dans le poste qu'Hugo ramenait à chacune de leurs sorties.
Les cinq adolescents étaient répartis autour de leur banc habituel : Maëlle y était assise en tailleur, Hugo avait les mains dans ses poches et était avachis les jambes tellement étendues devant lui que c'en était à se demander comment il ne glissait pas, Ali était assis sur le dossier du banc, les pieds posés près de la jambe de la seule fille du groupe, et Raphaël et Tarek se tenaient debout en face de leurs trois amis. Ce dernier sembla accuser le coup plus violemment que les autres ; Hugo avait beau être son frère, il n'avait jamais connu de personne homosexuelle dans sa vie, et sa religion lui avait montré une toute autre version des faits concernant la sexualité. Ali, quant à lui, n'avait pas grand chose à faire du fait que son meilleur ami préfères les garçons : au contraire, cela le rassurait désormais de savoir qu'il ne se passerait rien entre Maëlle et lui à l'avenir. Car plus les mois passaient, et plus Ali était décidé : quitte à ce que ses sentiments ne soient pas réciproques, il voulait maintenant que sa meilleure amie sache ce qu'il ressentait vis-à-vis d'elle. La question restait à savoir s'il ferait sa révélation dans deux semaines, six mois, ou dix ans.
Hugo n'osa pas regarder ses amis dans les yeux durant de longues minutes, et lorsque Tarek partit s'isoler avec une démarche rageuse, il fondit en larmes. Ce fut sans aucun étonnement qu'Ali et Raphaël regardèrent Maëlle fondre sur le rugbyman aux yeux verts pour le prendre dans ses bras et lui chuchoter des paroles réconfortantes. Ali était sûr que même s'il avait fallut qu'il pleure pour que la jeune fille lui porte autant de tendresse, Hugo devait être ravi d'avoir réussi à décrocher un câlin à leur sœur. De son côté, Raphaël passa rapidement une main dans les cheveux d'Hugo avant d'embrasser brièvement sa tête et, les larmes aux yeux, de lui murmurer un « j't'aime frérot » d'une voix rauque. Il partit ensuite dans la même direction que Tarek pour rejoindre le Kabyle assis sur les bord du quai du canal à une trentaine de mètre d'eux. Laissant Maëlle se charger de réconforter leur meilleur ami, Ali se contenta de serrer la nuque de leur frère, caressant parfois rapidement sa nuque, essayant silencieusement de lui faire comprendre qu'il serait toujours là pour lui quoi qu'il arrive.
Ali avait une relation tout à fait différente avec chacun de ses amis. Maëlle était évidemment sa confidente, presque une partie de lui-même. Si une sorte de rivalité s'était d'abord exercée entre Raphaël et lui, les deux garçons s'étaient ensuite rapprochés grâce à leur amour pour Maëlle, et Raphaël était toujours celui vers lequel il se tournait lorsqu'il sentait qu'il allait être sur le point de faire une bêtise. Il partageait avec Hugo une passion pour les jeux vidéos, et il était son meilleur allié pour faire de la vie de Tarek un enfer. La relation qu'il entretenait avec ce dernier était d'ailleurs probablement presque aussi forte que celle qu'il entretenait avec Maëlle : les deux garçons étaient les premiers à rire et se faire des crasses mutuellement, mais ils devenaient tout à fait sérieux lorsqu'ils ne se retrouvaient que tous les deux. Ali était d'ailleurs le premier sur lequel Tarek avait pu compter pour ses histoires de drogue, et c'était souvent à deux qu'ils se faisaient tabasser ou qu'ils fuyaient les policiers. C'était d'ailleurs un ultime règlement de compte quelques semaines plus tôt, mettant Maëlle plus en danger qu'elle ne l'avait jamais été alors que presque tous ses frères avaient fini le visage en sang, qui leur fit signer un pacte tacite pour mettre fin à leur petit commerce. Pour résumer, ses quatre meilleurs amis pouvaient lui avouer ce qu'ils voulaient, Ali leur porterait toujours un amour inconditionnel.
« Une femme... », reprit Maëlle quelques heures plus tard, non sans lui asséner un petit coup de poing dans le biceps, alors qu'Ali et elle se rendaient à leur kebab habituel puisqu'ils avaient perdu une partie de pierre-papier-ciseaux qui avaient fait d'eux les livreurs de la soirée. « T'es vraiment un sale con !
Si Ali partait au quart de tour lorsque quiconque le frappait, que ce soit pour rigoler ou non, Maëlle était la seule à pouvoir faire preuve de violence – bien que légère et amicale – avec lui.
– Bah quoi ? fit-il d'un air prétendument outré. Tu fais bien partie du sexe faible, nan ?
– Nique toi Ali Camara.
– Ça, c'est techniquement impossible. Ah ces gonzesse, je te jure, rien dans la caboche... »
Ali savait très bien que sa réplique allait déclencher un autre petit élan de violence chez son amie, et c'est sans aucune surprise qu'il accueillit une tape derrière sa tête.
Être une femme dans la société misogyne dans laquelle ils vivaient était bien le seul handicap que Maëlle portait tant elle était parfaite en tout point à ses yeux. Et puis elle arrivait facilement à effacer tous ces clichés lorsqu'elle remettait certains dealeurs en place ou qu'elle essayait de commencer une bagarre avec des garçons qui l'auraient sifflée en bas des bâtiments de son quartier. Même si la petite maison d'Estelle et Bruno dans un quartier un peu plus aisé de leur ville convenait très bien à Ali, il aurait donné beaucoup pour être là lorsque des petits cons se permettaient de manquer de respect à sa meilleure amie. Mais Hugo, Tarek et Raphaël étaient bien souvent là pour la défendre.
« J'ai fait un cauchemar hier, lui confia Maëlle sur le chemin du retour.
Ali se redressa droit comme un -I, manquant faire tomber sur le sol glacé les barquettes jaunes qu'il tenait dans les mains. Il savait de quel type de cauchemar elle parlait, il lui arrivait lui-même d'en avoir du même genre, même s'ils étaient de plus en plus rares avec le temps.
– Pourquoi tu m'as pas appelé ? s'exclama Ali avec plus de fébrilité dans la voix qu'il ne l'avait escompté.
Maëlle haussa les épaules, continuant de marcher les yeux fixés sur le sol qui défilait sous leurs pas :
– Parce que j'ai pas envie que ça déclenche des cauchemars chez toi aussi.
Ali était sur le point de répliquer, mais il se tut lorsqu'il comprit que sa meilleure amie n'avait pas fini de s'exprimer.
– Tu sais, j'arrive presque à oublier ce qui nous est arrivé là-bas... Nan, c'est pas « presque ». J'arrive totalement à oublier ce qui nous est arrivé là-bas, j'y pense jamais. Mais c'est ces saloperies de cauchemars qui font tout remonter à la surface. Et je sais que c'est pareil pour toi. »
Maëlle le savait puisqu'ils en avaient parlé de nombreuses fois, à chaque retour de leur bourreau dans leur vie à cause du monde étrange de l'inconscient. À chaque fois qu'elle ou lui se rappelait, il ou elle appelait l'autre, et ils replongeaient à deux dans les souvenirs de l'année de leurs six ans. Ali comprenait la culpabilité que Maëlle ressentait à l'idée de ramener à la vie ces souvenirs enfouis chez lui, il n'avait pas non plus parlé de son dernier cauchemar à sa meilleure amie de peur d'en provoquer chez elle. Ils se protégeaient l'un et l'autre depuis neuf ans.
Ali sut immédiatement que Maëlle avait lu dans ses pensées, donc il se tut. À la place de paroles, il tenta un rapprochement physique en entourant avec hésitation les épaules de sa meilleure amie, en guise de soutient. La petite handballeuse ne le repoussa pas, et Ali fut pris d'une drôle de sensation en tenant dans l'un de ses bras la personne la moins câline du monde. Il ne trouva pas ça désagréable.
Ce fut en rentrant à l'endroit qu'il appelait désormais « chez lui » un soir de la semaine suivante que la vie d'Ali changea une nouvelle fois du tout au tout.
Dans le salon étaient installés sur les canapés Estelle, Bruno et Émilie. Sur une table basse étaient disposés deux bols de gâteaux apéritifs et quatre verres vides. Les parents de la petite blonde paraissaient tendus, et Ali se fit la réflexion qu'il ne les avait jamais vu de cette façon, pas même le jour de son arrivée dans leur vie. Lorsque le jeune garçon leur demanda ce qu'ils étaient censés fêter, le père de famille lui répondit qu'il ne savait pas encore. Puis ils lui demandèrent de s'installer et, les mains moites, leurs gorges nouées et leurs cœurs battant la chamade, ils demandèrent à Ali s'il souhaitait être adopté.
L'adolescent fondit en larmes.
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Les Bonus
Fiksi PenggemarVous trouverez ici tous les bonus de Jim Morrison et It's My Life. Des fins alternatives, des points de vue différents, des morceaux d'histoire de personnages secondaire, etc... Il est conseillé d'avoir lu les deux autres fictions avant de lire les...