- Chapitre 3 -

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Une odeur de fromage emplissait la salle. Alina n'avait jamais vu un gratin dauphinois pareil. Cette fois, ce n'étaient pas les recettes étranges d'Alexandre qui seraient à l'honneur, mais les talents de Jean-Grégoire. Il lui souhaita un bon appétit et retourna derrière les fourneaux. La nuit avait envahi la montagne et le puits se voyait à peine depuis sa place. La lumière qui tamisait la pièce la rendait chaleureuse. Durant ce dimanche pluvieux, elle avait erré dans les rues de Saint-Ambre et lu un vieux livre de science-fiction une bonne partie de l'après-midi. Sous son bouquin se cachait une pile de lettres. Quand Alina les avait dénichées quelques semaines auparavant, elle ne savait pas encore qui écrivait à son père sous le surnom de Jean-Gé. Maintenant, elle avait mis un visage sur ce prénom composé. Il possédait des yeux aux couleurs noisette, encadrés par des pattes d'oie prononcées. Ses dents jaunies n'avaient pas arrêté de lui sourire avec bienveillance le long de la journée.

La fourchette remplie de pommes de terre ne tarda pas à rencontrer sa bouche, lui brûlant presque la langue. Il n'y avait presque plus de clients. Le même groupe avec la grand-mère aux remarques déplaisantes riait de plus en plus fort au fur et à mesure que les verres d'alcool se vidaient. Son assiette bien entamée, la touriste fit une pause. Les échanges épistolaires se retrouvèrent entre ses doigts. L'écriture en pattes de mouche lui exigeait une grande concentration.

« 1er mai 2002,

Content de voir vos trois têtes de loustics sur la photo. La grotte avait l'air impressionnante ! Je l'ai donné à ta mère. Elle trouve qu'Alina ne ressemble pas à toi, mis à part les taches de rousseur. Paul tire encore la tronche, il dit que tu devrais leur donner des nouvelles au lieu de passer par ton ami d'enfance. Il a ajouté que : la spéléologie était une manie dans la famille. Bref, Alexandre va bien, il grandit si vite, déjà quatre ans ! Il commence à réfléchir et à poser des questions ce sale mioche, je sais pas quoi répondre.

Jean-Gé. »

Louis avait dû lui envoyer la photo de ses parents et elle dans les contreforts des Cévennes. Ce souvenir lui était cher, le dernier avant que le couple ne se déchire. L'évocation de sa grand-mère paternelle l'intriguait. Sa question sur son identité restait toujours sans réponse, son géniteur n'avait jamais parlé d'elle. Était-elle ici ? Sûrement pas, car la vieille dame serait venue voir sa petite-fille. La rumeur sur son arrivée s'était propagée dans toute la commune. Une personne âgée l'avait désignée comme la métisse. Sa remarque lui avait fait grincer des dents. Et Paul, pourquoi parlait-on de lui dans cette lettre ? Sur quoi s'interrogeait Alexandre ? Le dîner se poursuivit en même temps que sa lecture. Une douce chaleur se dégageait de la cheminée, située juste en face de la jeune femme.

« 2 juillet 2006,

Le soleil commence me taper sur le caillou, j'imagine même pas en ville. Alexandre joue avec sa cousine, Maé, ça lui change des anciens. Elle a le même âge que ta fille. J'espère que tu reviendras un de ces jours, ça doit faire une dizaine d'années que Saint-Ambre ne t'a pas vu. J'sais que c'est pas facile avec le divorce. Si t'as besoin de causer, j'suis là.

Jean-Gé. »

Pendant deux longues années, l'étudiante avait supporté les disputes de ses géniteurs. Un long soupir suivit cette réflexion. Machinalement, elle attacha ses cheveux crépus et n'oublia pas de laisser deux mèches pour cacher ses oreilles légèrement décollées. Maé était la nièce de Jean-Grégoire, cela expliquait la relation fusionnelle entre les deux cousins. Ses couverts posés sur le côté, la dernière lettre atterrit en haut de la pile. Les autres traces de cet échange épistolaire étaient restées dans sa chambre, ils ne disaient que des banalités.

« 1er mai 2018,

Je crois que je vais pas bien, Louis. Je culpabilise tu sais, Alexandre a eu vingt ans en janvier. Et même après autant d'années, je pense encore à elle. Elle me manque, vraiment. Je sais que toi aussi. Je raconte des sottises... Dis-moi comment va Alina, je sais qu'elle est en quatrième année d'école de commerce. T'as de quoi être fier !

La mémoire de l'ambre.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant