Une histoire de famille

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Je regarde mes enfants et mes neveux s'entraîner comme de vrais guerriers. Ils ne lâchent rien et terrassent leurs adversaires. Leurs mouvements, leur technique, leur ruse... me plongent dans un état second et mes souvenirs déferlent devant mes yeux, me ramenant à mes quinze ans.

Quinze ans. Quand tout a commencé.

Vingt-huit ans auparavant

"Nasha ! Fais attention tu vas te faire mal !" j'entends Sofia me crier dessus.

J'ignore son avertissement et continue de courir parmi les blés dans le champ derrière notre petite maison. Je tourne la tête et vois mon chat Baloo faire la sieste au soleil, comme tous les après-midi.

Oh pardon, j'ai oublié de me présenter. Je m'appelle Natalya Obliev. Sofia est ma grande sœur, de quatre ans mon aînée. Nous vivons dans une petite maison assez pauvre, dans la campagne proche de Saint-Pétersbourg, avec notre père Vladimir et notre oncle Sergueï.

Papa et oncle Sergueï sont tous les deux journalistes pour le journal national russe.

Ma mère est décédée à ma naissance... Mon père n'en parle que très rarement et je ne peux pas m'empêcher de me sentir coupable. J'essaie de garder ces pensées loin de mon esprit grâce à ma joie de vivre. Papa dit souvent que je l'épuise parce que je déborde d'énergie, bien que je dorme très peu.

Je vois Sofia se rapprocher de moi, complètement essoufflée. J'attends qu'elle soit presque à ma hauteur puis un sourire narquois me colle au visage au moment où je décolle en direction de la maison. Je peux l'entendre gémir ce qui me fait éclater de rire.

Arrivée en bas de la colline, je décide d'aller embêter mon chat. Me voyant m'approcher, Baloo roule sur le dos et me présente son ventre pour des caresses. Mon oncle et moi sommes les seuls à pouvoir faire cela. Baloo n'a jamais apprécié Sofia ou papa. Il n'aime que Sergueï et moi. Mais bon, sûrement parce que c'est moi qui le nourris le matin, et mon oncle le soir.

« Nasha ! Tu- » crie ma sœur à bout de souffle.

Elle n'a pas le temps de finir sa phrase que Baloo lui saute dessus pour me défendre. Sofia s'enfuit rapidement avec mon chat à ses trousses. Je suis sur le point de repartir m'amuser quand mon père m'attrape par le bras et me tire dans la maison. Je le regarde avec confusion quand il appelle également Sofia à l'intérieur.

Je m'assois sur ma chaise de bois pendant que Sofia arrive. Baloo saute sur mes genoux pour réclamer des caresses et se met à ronronner assez fortement. Je laisse mes yeux se balader sur les fusils et les casques de guerre accrochés au mur. Ils sont la fierté de la famille. Mes grands-pères étaient des soldats de l'armée impériale de Russie lors de la guerre de 14-18. Quant à papa et oncle Sergueï, ils ont tous les deux combattu durant la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Ils étaient trop jeunes pour pouvoir s'enrôler dès le début du conflit. Ils aiment raconter des histoires de guerre et comment les soviétiques sont entrés dans Berlin. Mais notre histoire familiale repose aussi sur l'honneur du soldat. Papa m'a toujours appris à être digne et juste, et surtout fière de ma famille et de ma patrie. Ne jamais oublier ma Russie natale et ne pas croire au rêve américain comme la plupart des jeunes.

Cette dernière partie, il me la répète tous les jours en ce moment ce qui me fait froncer les sourcils. Papa est toujours sérieux lorsqu'il parle de la Russie mais aujourd'hui l'atmosphère est différente. Je pouvais sentir la haine et la colère dans sa voix. J'ai toujours su que la guerre froide avait laisser de grosses cicatrices sur les hommes de ma famille.

"Papa, où est oncle Sergueï ?" demandais-je timidement à mon père.

Baloo se mit à ronronner plus fort en me sentant commencer à trembler.

"Je ne sais pas Nasha."

Je lève un sourcil. Sofia se met à rire car elle dit que cela me donne un air mature.

"Mais papa, oncle Sergueï doit travailler sur un nouveau projet non ?"

"Je sais sur quoi travaille mon frère et qu'il doit beaucoup s'absenter pour être un bon journaliste, mais cela est devenu trop régulier et maintenant ça fait presque une semaine qu'il n'est pas rentré. Auriez-vous entendu ou remarqué quelque chose avant son départ ?" demande-t-il avec un espoir vite anéanti.

"Non rien du tout papa." répond Sofia.

"Cela ne lui ressemble pas. J'espère qu'il ne lui est rien arrivé."

"Papa, penses-tu que ce qu'oncle Sergueï écrit dans le journal pourrait être à l'origine de cette disparition soudaine ?"

Quand papa se tourne vers moi, je vois un éclair traverser ses yeux. Son regard se fixe sur la fenêtre du salon, et s'éloigne loin, très loin.

"Papa ?" murmure Sofia à côté de moi.

Il semble préoccupé par quelque chose qui nous dépasse à ce moment-là. Son visage tombe de plus en plus, au fur et à mesure que des idées le submergent. J'ignore tout de ces pensées, et il est inutile d'essayer de lui faire dire quelque chose. Papa peut rester silencieux s'il le pense nécessaire. Le problème, c'est qu'il ne le fait que lorsqu'il s'imagine quelque chose de grave.

Je tourne la tête vers ma sœur. Elle regarde papa avec des yeux voilés de quelques larmes, qu'elle essaie tant bien que mal de cacher. Ils établissent un contact visuel et semblent se comprendre. Je me sens exclue. Toutefois, je connais les principes de ma famille. Nous sommes une famille de la vieille Russie tombée en disgrâce à la Révolution. Nous ne possédons plus nos richesses mais nos valeurs dépendent encore de l'Ancien Régime. Mon oncle n'a pas pu voir grandir son enfant. Son fils est mort en bas âge. Quant à papa, il n'a eu que deux filles. La lignée masculine des Obliev s'éteindra donc avec eux. A cause de tout cela, Sofia a été élevée dans un esprit militaire et valeureux, puisque c'est désormais elle qui devrait représenter la famille et la lignée.

Elle reçoit donc une éducation soignée mais dans une ambiance martiale. Sofia est très rigoureuse, très froide et surtout très factuelle. Elle est un peu l'opposé de moi, même si je pense être assez cultivée également.

Je baisse les yeux vers Baloo qui lève la tête vers moi pour que je lui gratte le cou. Papa fait les cent pas devant le mur des photos souvenirs en répétant toutes les cinq minutes : "Mais où es-tu ?"

J'ai le sentiment que Sofia et lui pressentent ce qu'il est sur le point de se passer.

"Nous irons le chercher demain matin. Nous préviendrons aussi la police et son chef de rédaction."

Sa voix craque à la fin de sa phrase ce qui me glace le sang.

Sofia part à la cuisine pour préparer le dîner, ce qui a pour effet de sortir papa de ses pensées. Baloo saute de mes genoux et se rend à sa gamelle. Puisqu'oncle Sergueï n'est pas là, je lui donne ses croquettes, pendant que papa met la table.

Le dîner se passe sans encombre mais dans un silence étouffant. Après avoir pris mon dessert et fait la vaisselle, je me monte me doucher avec Baloo sur mes talons. J'ouvre l'eau et retire mes vêtements avant de sauter sous l'eau chaude.

Je prends mon savon préféré à la pèche et laisse le liquide couler sur ma peau. C'est le moment de la journée que je préfère. Une vingtaine de minutes plus tard, je sors et attrape ma serviette avant de me rendre dans ma chambre. Je passe des sous-vêtements propres et un grand tee-shirt avant de me diriger vers mon lit.

Je souris quand je vois mon chat déjà dormir sur ma couette. Je me glisse sous mes couvertures en prenant soin de ne pas déranger sa majesté et tente de trouver le sommeil au rythme des ronronnements.

Échec & MatOù les histoires vivent. Découvrez maintenant