Échec & Mat

Différents points de vue

Deux jours que nous sommes parties. J'aime me promener sur le pont et regarder l'océan avec Sofia. Mais je ressens un gros mépris autour de moi à notre égard.

"La russophobie des Occidentaux me rend malade." me dit Sofia alors qu'une nouvelle personne nous toise de haut en bas en passant près de nous sans cacher son dégoût.

"Tu te fais des idées."

Ma sœur me dévisage en roulant des yeux. Je pense qu'elle se fait seulement des idées et qu'elle a du mal à se faire au fait de devoir quitter notre Russie.

"La guerre froide est terminée tu sais ? Le monde est à l'heure de la mondialisation Sof... Je suis sûre que nous serons accueillies sans aucun problème à Washington."

"Nous verrons bien. Mais je me garderais d'être aussi optimiste si j'étais toi. Tu ne sais pas ce qu'il nous attend. Nous devons être sur nos gardes et surtout rester ensemble."

"Nous serons toujours ensemble. Et papa sera toujours dans nos cœurs."

"Oui..." dit-elle en laissant couler des larmes sur ses joues.

Je déteste voir pleurer ma sœur. Je passe mon bras autour de son épaule et la tire contre moi. Je pose ma tête contre la sienne et attends qu'elle se calme. J'entends des hommes dire quelque chose derrière moi.

Sofia finit par relever la tête et regarder dans la même direction que moi. Les deux hommes sourient narquoisement en se frottant la braguette. Sofia se lève rapidement et me traine loin d'eux vers un petit groupe de personnes.

"Qu'est-ce qu'il t'arrive ?"

"Je ne voulais pas qu'il nous arrive quelque chose."

"Ah ?"

"Tu n'as pas vu leur geste ?"

"Ils se sont gratté."

"Nasha... Garde ton innocence. Mais ne soit pas naïve sur ce que les Américains pensent de nous, ou même sur ce que certains hommes peuvent faire ou penser en général. Il y a des bonnes personnes dans ce monde, mais aussi de très mauvaises."

Sa voix est plus grave que d'habitude. Je sens que j'ai changé de dimension. Ma sœur est devenue ma mère, elle est ma dernière famille. Papa a dû la charger de cette mission.

"Tu crois que je vais rencontrer l'homme de ma vie ? Tu penses qu'il sera comment ? J'aimerais un homme grand, brun, sportif, attentionné, et amoureux de sa patrie. Je-"

"Personne ne remplacera papa."

"Je ne veux pas me marier avec papa. Eurk !"

"Heureusement."

"A quoi ressemblent les Smith à ton avis ?" demande-je en m'adossant contre la rambarde.

Sofia fronce les sourcils comme pour se souvenir de quelque chose.

"Papa m'a dit qu'ils étaient richissimes et influents politiquement. Ils ont plusieurs grandes villa dont la plus majestueuse est celle de Washington où nous allons travailler."

"Travailler ?"

"Oui comme domestiques. Papa et oncle Sergueï avaient apparemment une dette envers les Smith alors ils ont accepté de nous laisser partir travailler pour eux en guise de paiement."

"Ils ont un fils ?"

"Natalya ça suffit maintenant !"

"Mais quoi ? Nous allons aux Etats-Unis alors laisse-moi rêver ! Nous allons vivre dans le plus grand pays du monde !"

"La Russie est le plus grand pays du monde !"

"En termes de frontière oui, mais économiquement non."

"Les Etats-Unis sont des amas de peuples où la haine entre états et ethnies est présente. Chez nous, nous sommes tous russes ! De plus, ils peuvent dire merci à la France, sinon ils seraient Anglais."

"Il faut t'ouvrir au monde Sofia."

"Je dois peut-être m'ouvrir et faire confiance aux pays qui a fait la guerre au nôtre, mais toi tu dois cesser de croire tout et n'importe quoi !"

"Je suis juste optimiste. Et je sais qu'il y a du bon dans chaque pays où nous allons et dans toutes les personnes que nous rencontrons."

"Cesse donc d'être aussi naïve Natalya ! Il y a une différence entre croire au bien et croire en tout. Tu l'apprendras à tes dépends, crois-moi !"

"Tu dis ça parce que tu es incapable de le faire ! Tu n'as pas assez de recul pour l'aînée de la famille !"

"C'est toi qui n'a aucun recul sur la vie Natalya ! Tu vis dans ta bulle depuis ta naissance. Papa t'a couvée depuis le début en t'éloignant du danger et du mépris de la vie ! Il nous aimait toutes les deux, mais il m'a fait faire des choses dont tu ignores tout, dans le seul but de me préparer à ce qu'il nous attend !"

"Parce que tu sais ce qu'il va nous arriver peut-être !"

"Je sais des choses dont tu ignores l'ampleur et l'impact. Un mot peut devenir une catastrophe. Un regard peut te coûter la vie. La vie ne t'a pas encore placée devant des choix difficiles à faire. Pour l'instant le seul que tu aies eu à faire c'est de choisir quel sweat porter !"

"Tu ne sais rien de ce que je peux ressentir ! Je sais que le monde n'est pas aussi noir et que les gens ne sont pas tous fous et diaboliques que tu ne le penses ! Tu débloques ! Je me demande même si tu es ma sœur. J'espère que nous aurons la meilleure des vies une fois arrivée, juste pour pouvoir te fermer ton clapet !"

Je me lève et pars avant qu'une bagarre n'éclate entre nous. Les gens autour de nous se sont retourné et nous regardent de travers. J'avoue que mon russe peut ressembler à de l'allemand énervé quand je crie...

Je retourne à notre cabine pour être seule. C'est la première fois que nous nous disputons, depuis que je sais parler... J'attends que ma colère s'apaise pendant les heures qui suivent. Quand je suis dans cet état-là, il vaut mieux me laisser seule.

Je reste quand même optimiste vis à vis de ma nouvelle vie américaine. J'en ai beaucoup entendu parler. Je passe mon temps à imaginer ma vie à Washington. Le rêve américain m'appelle. Je n'en veux pas à Sofia. Elle a été élevée dans la haine des Etats-Unis en tant qu'aînée. Mais peut-être que je pourrais lui montrer que ce pays n'est pas ce qu'elle a toujours cru.

Lorsque je me sens à peu près calme, je me change rapidement et prends des vêtements confortables. Une fois mon sweat et mes baskets enfilés, je finis par sortir. Je ne souhaite toujours pas voir ma sœur alors je marche vers la poupe du paquebot. L'air frais de la mi-journée me fouette le visage.

Soudain un bruit attire mon attention...