Chapitre 1

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– Le Duc des Montsombres est mort.

Les mots, simples et crus, semblaient se répercuter sur les murs de la vaste chambre et résonner comme un lugubre écho dans la tête de Meben. Il gardait les yeux rivés face à lui, sur la grande peinture à l’huile accrochée au mur, et fixait sans la voir la scène de chasse brillamment exécutée qui venait décorer la pièce. Il ne l’avait même pas remarquée jusqu’à maintenant.

Le Duc des Montsombres est mort.

Il baissa les yeux vers les restes du repas qu’il venait de partager avec son oncle. Il n’avait pas touché à la tasse de tisane que ce dernier lui avait servie, juste avant que l’un de leurs gardes ne fasse irruption dans la chambre pour leur annoncer la nouvelle. Elle était déjà froide.
Son oncle discutait encore avec le soldat, mais Meben ne parvenait pas à suivre la conversation. Ses yeux balayaient la chambre aux tons chaleureux, assombrie par les rideaux tirés afin de les protéger des rayons du soleil, encore brûlants malgré le jour qui déclinait.

Ils avaient fait halte à peine deux heures auparavant dans cette auberge réputée de la ville d’Areix, la dernière de leurs étapes dans le Duché des Montsombres. Dès le lendemain, ils reprendraient la route pour enfin laisser derrière eux les montagnes et regagner les paysages familiers des Lacs Blancs, multitude de collines basses et de larges étendues d’eau claire.

Une bonne semaine s’était écoulée depuis le Solstice et leur départ d’Horenfort. La chaleur estivale gagnait encore du terrain, et c’est avec soulagement que lui et ses compagnons de route étaient entrés dans la ville d’Areix, une cité aux dimensions raisonnables qui marquait la jonction entre le Duché des Montsombres, celui des Sept-Forêts et celui des Lacs Blancs. Étape incontournable des routes marchandes, c’était une ville accueillante, prospère, et le luxe de leur auberge en témoignait. Le confort de leurs chambres et la qualité du service avait rendu son sourire à Bardan, l’oncle de Meben, qui n’avait eu jusque-là de cesse de s’apitoyer sur l’accueil rudimentaire qu’offraient les bourgades des montagnes. Sourire qui, malheureusement, s’était fané comme neige au soleil à l’entrée du soldat et de sa funeste nouvelle.

Au pied de l’imposante peinture de chasse, la cheminée qui d’ordinaire aurait dû chauffer et éclairer la chambre était éteinte. Il ne faisait pas froid, bien au contraire, mais Meben se sentait glacé à l’intérieur.

Reprenant soudain ses esprits, il leva le regard vers le garde et lui coupa la parole en demandant :

– Comment va En… Je veux dire, comment vont Madame la Duchesse et sa fille ?

Le garde tourna un regard interloqué vers son oncle qui, lui, fronçait déjà les sourcils d’un air de reproche.

– Eh bien… comme je disais à votre oncle à l’instant, Monseigneur, la Duchesse et sa fille vont bien, d’après les quelques informations que j’ai pu récolter. La jeune Enith aurait été légèrement blessée. Sans gravité, s’empressa de préciser le garde devant la mine inquiète de Meben.

– Très bien, répondit le jeune homme. Je vous remercie.

Sur un léger salut formel, le soldat tourna les talons et quitta la pièce. Bardan se leva immédiatement et déclara sur un ton sévère :

– La moindre des politesses, jeune Meben, c’est d’écouter avec attention lorsqu’un soldat vient vous faire un rapport. Vous avez dix-sept ans, vous ne pouvez pas continuer à vous reposer sur un adulte à la moindre occasion. Surtout lorsque les nouvelles sont aussi graves et importantes que celles-ci.

–  Bien sûr, mon oncle. Veuillez m’en excuser.

Bardan alla se poster face à l’une des trois grandes fenêtres et souleva légèrement le lourd rideau de velours, laissant l’éclat orangé du soleil couchant balayer son visage. Cela ne fit qu’accentuer la ligne froncée de ses sourcils et le pli inquiet de sa bouche.

– Quand je pense que vous souhaitiez rester à Horenfort, gronda-t-il. Heureusement que vous m’avez écouté. Dans quelle histoire nous serions-nous retrouvés mêlés si nous n’étions pas partis !

Meben dévisagea son oncle, qui lançait des regards dans la rue en contrebas, de gauche à droite, de droite à gauche, comme s’il redoutait que les malheurs qui frappaient les Montsombres les aient suivis jusqu’ici. Le jeune homme sentit son cœur taper plus fort contre sa poitrine. La colère commençait à le gagner. Son oncle avait la fâcheuse manie de lui faire la leçon et de le rappeler à l’ordre à la moindre occasion. Il détestait qu’on le traite comme un gamin.

–  Peut-être aurions-nous mieux fait de rester, au contraire, rétorqua-t-il d’un ton grave. Nous et notre garde aurions pu prêter main forte au Duc et à ses soldats. Peut-être aurions-nous pu éviter ce drame, au lieu de fuir comme des lâches pour sauver notre peau.

Bardan se détourna de la fenêtre avec un regard dur. Meben savait que son oncle n’aimait pas qu’on lui tienne tête. Celui-ci fit quelques pas vers son neveu qui se leva à son tour, préférant se hisser à sa hauteur plutôt que lui laisser l’opportunité de le toiser de haut.

– Faites attention à ce que vous dites, mon cher neveu, siffla-t-il. Je ne laisserai personne me traiter de lâche.

– J’ai pourtant du mal à qualifier autrement notre conduite. Nous avons vidé les lieux lorsque les choses tournaient mal, au lieu de proposer notre aide.

– Nous n’étions pas venus pour ça, rétorqua Bardan. Je vous rappelle que je n’ai fait que suivre les ordres donnés par votre père ; assurer votre protection.

–  Vous l’avez dit vous-même mon oncle, j’ai dix-sept ans et je ne dois plus me reposer autant sur les adultes. Je n’ai pas besoin de votre protection. Et pourquoi donner tant d’importance à la mission que vous a confié mon père ? Vous n’êtes rien que mon chaperon. Pas mon garde du corps.

Meben vit la mâchoire de son oncle se serrer et sentit l’effort considérable qu’il faisait pour se maîtriser face à son insolence.

– Vous savez l’importance qu’accordent vos parents à votre possible union à la jeune duchesse, poursuivit Bardan sans desserrer les dents. Assurer votre protection signifie également s’assurer que vous ne commettiez pas d’impair.

– On peut dire que c’est réussi, ricana Meben, alors que j’ai pu rencontrer Enith dans la plus grande discrétion, juste elle et moi, à deux reprises.

Meben ne cilla pas à ce demi-mensonge. Ce n’était arrivé qu’une seule fois en réalité, et par accident. Mais il prenait un malin plaisir à constater l’effet que son attaque produisait sur son oncle. Le visage de ce dernier prit soudain un ton rouge cramoisi.

– Si vous êtes en train de me dire que vous avez déshonoré cette jeune fille, Meben, je ne sais pas ce qui me retient de…

– Oh la, ne vous emballez pas, mon oncle. Ces rendez-vous se sont déroulés dans la plus grande chasteté. Je n’ai rien fait dont je doive rougir. Dommage cependant que vous ne puissiez pas en attester devant mon père…

Et sur cette dernière pique, laissant Bardan pester dans son dos, il tourna les talons et quitta la pièce avec un petit sourire. La satisfaction d’avoir fait enrager son oncle était une bien piètre consolation face au bouleversement causé par l’annonce de la mort de Briam. Mais il était malgré tout bien décidé à la savourer.

Meben se rendit au rez-de-chaussée, dans la grande salle de l'auberge où quelques rares personnes étaient encore attablées, dans l’ambiance feutrée de velours, tintements de couverts et chuchotements typique des établissements de luxe. Les voyageurs qui terminaient leurs repas faisaient ostensiblement partie de la haute société, et ce n’était pas le genre d’endroit où l’on pouvait s’attendre à trouver un homme solitaire s’enivrer jusqu’à plus soif dans un coin sombre et isolé.

Qu’importe. Meben se souciait fort peu en cet instant de l’avis de ses congénères. Il s’installa à une petite table un peu à l’écart des autres et commanda une bouteille de liqueur. Le tenancier le regarda sans réussir à cacher son étonnement. Mais connaissant le statut de son client, il n’osa rien répliquer et s’en alla chercher sa bouteille sans protester.

Valacturie - T2 Les assassins d'AlistarOù les histoires vivent. Découvrez maintenant