Whitechapel

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Dire que le quartier de Whitechapel semblait porter toute la misère du monde était un euphémisme. Tout le monde baignait dans la pauvreté, la précarité et la boue. La maladie était présente à chaque coin de rue, si bien que la jeune fille toussait. Et pourtant elle continuait d’avancer. Elle voyait les familles sur les bords des rues, certaines avaient la chance d’avoir une maison mais d’autres n’en avaient juste pas les moyens. Elle voyait des cadavres, beaucoup de cadavres, trop de cadavres qui jonchaient le sol. Des corps d’adultes, d’enfants, de trop jeunes enfants. Dans les ruelles sombres régnait le crime. Whitechapel n’était rien de plus qu’un cimetière d’éléphants en plein cœur de Londres, mais ce n’était pas sa seule facette. Il y avait aussi la luxure, les filles de joie qui, pour subsister, offraient leur corps au premier venu. C’était la seule raison de voir des riches dans ce genre de quartier, ces derniers se faisaient d’ailleurs toiser et cracher dessus dès lors qu’ils débarquaient. Bien souvent ils y restaient, car les maisons closes et ses alentours étaient infréquentables la nuit. On était loin du crime organisé, bien sûr, mais il n’était pas rare de retrouver un membre de la haute baignant dans son propre sang, dépouillé de tous ses biens.
C’est pour cela que Whitechapel était le quartier la plus mal famé, le plus mal vu, le plus évité de tout Londres. Pourtant la jeune fille y était, en pleine journée bien sûr. Grâce aux pièces de son sac elle avait pu passer une nuit dans un hôtel. Le lendemain, très tôt, elle était partie en direction du tristement célèbre quartier. Il lui fallait des réponses, et ce n’était que là-bas qu’elle pouvait les trouver. Elle était le plus possible près des berges, car c’est par ici que son corps s’était retrouvé balancé. Elle interrogea les habitants, mais personne ne semblait avoir vu une "jolie fille" comme elle. C’était la phrase qu’elle avait le plus entendu. Elle sentait les lourds regards sur elle, plusieurs semblaient pervers. Elle avait hâte d’être partie. D’autant plus que ses recherches ne la menaient nulle part et que l’après-midi était bien entamée. Mais elle ne baissa pas pour autant les bras, elle avait besoin de comprendre ce qu’il s’était passé et pourquoi ça c’était passé. Elle avait tellement marché qu’elle devait être perdue, elle ne retrouvait plus son chemin, et pour couronner le tout elle bouscula un étranger. Celui-ci devait être médecin, visible à sa blouse blanche, mais ce n’était pas celui qui s’était occupé d’elle et qui lui avait donné le carnet qu’elle gardait dans son sac. Non. Celui-ci était un peu plus jeune mais il devait connaître la jeune fille car une lueur brillait dans son regard.
« Miss Nightingale, c’est vous ! Je vous croyais morte ! »
La jeune fille était perplexe.
« Il ne me semble pas avoir été présentée à vous, vous êtes… ? »
« Apparemment votre séjour dans la Tamise vous a laissé des séquelles, je suis un ami de votre défunt père, Barney Lewis. Vous vous souvenez de votre père au moins ? »
Elle n’avait pas écouté la deuxième partie de la phrase, la première l’avait interpellée.
« La Tamise ? Vous voulez dire que vous savez ce qu’il m’est arrivé ? »
« Malheureusement non, hélas, je sais juste qu’on vous a repéré flottante parmi les déchets non loin d’ici. D’après les témoins vous sembliez dériver depuis plusieurs miles. »
« Donc j’aurais pu aussi bien venir d’un autre quartier. »
Elle soupira.
« C’est une voie sans issue. »
« Où vivez-vous, miss Nightingale ? », demanda le jeune docteur.
Elle fut surprise par la question car elle n’y avait pas pensé. Elle ne savait pas où elle devait vivre, elle n’avait connu que l’hôpital, enfin connu est un bien grand mot car elle y avait été inconsciente une bonne partie du temps et elle n’avait aucun souvenir antérieur. Il y avait l’hôtel mais elle n’avait pas une bourse illimitée et pouvait se retrouver à la rue d’un jour à l’autre.
« Je… Je ne m’en souviens plus. », répondit-elle.
Ce qui n’était pas totalement faux. Elle ne savait pas où vivaient ses parents. Peut-être était-elle mariée. Sa mémoire était malheureusement vide, seules des bribes incompréhensibles y subsistaient. Elle avait des souvenirs mais ceux-ci étaient incompatibles ou simplement ne faisaient aucun sens.
« Je peux vous héberger pour la nuit, si vous le souhaitez. Une femme de votre rang devrait aussi trouver une occupation, aujourd’hui les londoniens cherchent souvent une jeune femme pour s’occuper des enfants, avez-vous ça dans vos qualifications ? »
« Je… »
Encore une fois elle ne savait pas quoi répondre. Tout allait trop vite. Savait-elle s’occuper des enfants ? Avait-elle déjà eu des enfants ? Mais elle devait trouver un moyen de subsister.
« Je vous accompagne chez moi, mais réfléchissez-y pour demain, cela vous convient ? »
Elle hocha la tête en espérant trouver une réponse avant l’aube. Le médecin, qui s’appelait donc, si elle l’avait bien retenu, Lewis, l’intimidait. Mais il était normal pour l’époque qu’un homme comme lui veuille décider du futur d’une jeune femme. Enfin normal, ça ne l’était pas vraiment, la jeune fille aurait aimé décider par elle-même, bien que ce n’était pas dans les mœurs actuelles, elle devait surtout se mettre à l’abris et donc loin de Whitechapel.
Elle ne dit pas un mot de plus sur le chemin de retour vers le domicile du docteur Lewis. Elle ne savait pas quoi dire et en même temps elle réfléchissait. Elle essayait de rassembler les bribes qui parsemaient son esprit, mais rien ne semblait s’imbriquer. Le médecin héla un omnibus et ils montèrent tous deux dedans. Une fois assise, elle décida de feuilleter le carnet, afin de voir s’il y avait quelques informations supplémentaires. Elle réalisa que le carnet était en réalité un journal intime, tenu par son soi d’avant l’accident. Elle commença à lire la première page.

Samedi 16 mars 1878
Cher journal,
Père vient de t’acheter pour mon anniversaire, qui est aujourd’hui, j’espère que tu t’en souviendras. Il dit que c’est pour m’entraîner à l’écriture, il veut faire de moi une bonne épouse et j’espère que je vais remplir ce rôle à merveille. Mère ne se sent pas bien ces derniers temps, j’espère que ce n’est pas le choléra. La dernière pandémie a fait des ravages dans l’East End, du moins c’est ce que Père m’a racontée. Moi je n’étais que toute petite lorsque ça s’est passé. Eh oui, cher journal, je n’ai que 15 ans aujourd’hui et j’espère que j’ai encore de belles années devant moi.
Je viens de relire ce texte et j’ai remarqué que j’espère beaucoup. L’espoir fait vivre, Père le dit souvent, j’espère vivre encore longtemps avec un mari qui saura bien s’occuper de moi.
Voilà, c’est tout pour aujourd’hui, cher journal, passe une bonne journée !

La jeune fille sentit une larme couler sur sa joue, elle ne se souvenait pas avoir écrit ça. Elle aurait aimé s’en souvenir. Elle avait l’air d’être tellement insouciante et heureuse à l’époque.
« Nous sommes arrivés », fit remarquer le docteur Lewis.
Elle sécha rapidement ses larmes et fourra son carnet dans son sac. Elle descendit de l’omnibus et fut suivie par le médecin qui la guida vers une maison de banlieue qui ne semblait pas très riche, sans être pauvre, de classe moyenne donc. Elle fut accueillie par une femme qui ne sembla pas être plus vieille qu’elle. Elle avait des cheveux bruns mi-longs attachés en une queue de cheval, des yeux couleurs caramel et un tablier autour de la taille. Elle n’était pas très grande et avait un sourire bienveillant.
« Voici mon épouse. », déclara-t-il, « Abigail, voici miss Nightingale, la fille d’Ezequiel Nightingale, je ne sais pas si tu le connais, il tenait une horlogerie dans Greenwich. »
La dénommée Abigail s’inclina devant la jeune fille.
« Elle est avec nous quelques jours jusqu’à ce qu’elle trouve de quoi s’occuper. », poursuivit-il.
« Bonjour. », fit l’épouse du médecin, « Ravie de vous rencontrer, je n’ai pas la chance de connaître ton père mais je suis sûre de pouvoir vous aider dans votre recherche. »
« Vous savez, vous n’avez pas besoin de me vouvoyer. », répondit la jeune fille avec un sourire.
Elle ne savait pas pourquoi mais elle se sentait en confiance. Le docteur Lewis entra et elle le suivit alors qu’Abigail fermait la porte derrière eux.
« Miss Nightingale ? », questionna cette dernière, « Je suis désolée mais je ne connais pas votre prénom. »
La requête la prit de court. Comment s’appelait-elle ? Certes Nightingale était son nom de famille. Mais son prénom ? Comment avait-elle oublié son prénom ? Quel était son prénom ? Elle fouilla sa mémoire pleine de bribes, elle chercha des lettres, des mots, n’importe quoi qui pouvaient lui servir, un prénom, n’importe lequel. Soudainement, des tréfonds de sa mémoire, surgirent 5 lettres. Elle ne savait pas d’où cela venait mais c’était un prénom, provenant d’un souvenir flou, une époque ancienne, un moment figé, un sourire radieux. C’était tout ce que lui évoquait ce prénom. Ça devait être le sien puisqu’elle se reconnaissait en celui-ci. Alors, d’une voix assurée et enthousiaste, elle s'exclama :
« Emily ! »
Se rendant compte de son attitude infantile elle se reprit et sur un ton formel, les deux bras baissés, se croisant au niveau de ses mains, elle s’inclina et répéta :
« Je m’appelle Emily. »

EmilyOù les histoires vivent. Découvrez maintenant