Longue nuit

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J’étais totalement perdu-e. Je suis resté-e assis-e sur la chaise sans dire un mot, lisant et relisant le mot griffonné par le docteur. Quelque chose devait vraiment lui faire peur pour qu’il ait l’air autant paniqué. Mais je ne pouvais pas décemment le suivre. Je le connaissais à peine. Je vis Abigail revenir dans la salle à manger. Elle récupéra les couverts toujours sur la table, jeta un coup d’œil en ma direction puis repartit. Mes pensées se bousculaient. Avais-je bien fait de rester ici ? Étais-je réellement en danger ? Qui pouvait m’en vouloir ? Est-ce que celle qui occupait ce corps avait des ennemis ? Est-ce que Abigail et monsieur Lewis étaient en danger aussi ? Pouvais-je me permettre de leur faire courir ce risque ? Y avait-il vraiment un risque ? J’entendis une voix lointaine m’appeler, me tirant hors de ma torpeur.
« Emily ? Tu m’entends ? Emily ? »
C’était Abigail, son visage était soucieux. Elle et son mari me regardaient.
« Est-ce que William t’a dit quelque chose de spécial ? », me demanda ce dernier.
Je réfléchis quelques instants, je préférais leur mentir plutôt que de les inquiéter davantage. Je décidai donc de secouer négativement la tête.
« Il voulait juste… savoir comment j’allais. C’est lui qui était à mon chevet quand je me suis réveillée. »
En soit, ce n’était pas un mensonge, je leur dissimulai juste une partie de la vérité. J’essayais de paraître sereine même si l’idée d’être poursuivie par quelque chose ou quelqu’un me trottait dans la tête. Abigail ne me croyait pas totalement, cela se voyait dans son regard, néanmoins elle acquiesça.
« D’accord… Pourquoi tu n’irais pas te coucher ? Barney et moi allons ranger. »
« Bien madame. »
Je m’inclinai et sortis sous leur regard en fermant la porte. Je ne montai pas cependant dans le grenier, je restai dans le couloir, écoutant leur conversation.
« Quelque chose cloche. », fit monsieur Lewis, « William est sorti en toute hâte et maintenant ça. Ils avaient l’air tous les deux préoccupés. »
« Tu crois que… ? »
« J’en ai bien peur. »
Je les entendis se rapprocher, je me dépêchai donc de monter les escaliers avant qu’ils ne me voient les espionner. Il y a vraiment quelque chose qui ne tourne pas rond ici. Les époux Lewis savaient quelque chose sur la situation et me le cachaient volontairement. Je ne préférai pas les confronter, j’avais encore besoin d’un toit et je ne voulais pas me retrouver chez le docteur William.
Arrivé-e dans le grenier je me déshabillai, enfilai ma chemise de nuit, me glissai sous les draps de mon lit de fortune et m’endormit. Je fis un rêve assez étrange.
Emily était là, pas moi mais celle de mes souvenirs qui disparaissaient petit à petit. Elle riait. J’étais là également, dans mon apparence actuelle, à savoir rousse et les yeux verts. J’avais l’impression de me voir comme dans un miroir avec elle. Nous étions au bord de l’eau. Elle se tourna vers moi et ouvrit la bouche mais sa voix était masculine :
« Il faut lui effacer ses souvenirs. Ils s’en servent comme d’une balise. Ils savent qu’elle est là depuis un mois. »
Je ne comprenais pas. Je voulu parler mais mes lèvres refusaient de bouger. J’avais froid, pourtant le soleil était haut dans le ciel et Emily était en T-shirt. Elle se leva et prit une seringue énorme qu’elle m’enfonça dans le dos. Ses yeux virèrent au rouge qui s’illuminaient de plus en plus. Elle parla à nouveau, mais sa voix se changea en un klaxon strident de camion. Elle me souleva par le col et m’envoya dans la rivière. J’avais mal, j’avais froid, tout était humide. Les flots me ballotaient comme un vulgaire sac. Je vis un tronc flotter et me raccrochai à lui. Le courant se calma quelques minutes ce qui me permit de rejoindre la berge. Mais je n’y étais pas seule. Une forme sombre était là avec moi. Il avait une seringue avec lui qu’il me planta dans le bras.
« Désolé Flora. », dit une voix d’outre-tombe semblant venir de partout, « Mais c’est le seul moyen. »
Je me sentis faiblir, mes jambes se ployer sous mon poids. L’ombre me frappa de son pied et me renvoya dans l’eau. Mes forces s’amenuisaient, le courant était d’une force inouïe.
Puis je me réveillai dans le grenier de cette maison où je vivais.
Comme d’habitude, ce dont j’avais rêvé était flou, je me souvenais juste du nom de Flora. Qui était-elle ? Pourquoi semblait-il implanté comme ça dans ma mémoire ? Il faisait encore nuit dehors mais je n’arrivais pas à me rendormir. Les bribes que je conservais, de ce qu’il semblait être un cauchemar, ne m’aidaient absolument pas à me calmer. Je décidai donc de sortir de mon lit. Le bois craquait sous mes pieds, malgré mon envie de faire le moins de bruit possible. J’allumai ma lanterne à l’aide d’une allumette puis me dirigeai vers l’échelle pour descendre de ma chambre sous les combles. Je passai devant la porte de la chambre de mes logeurs sans un bruit et continuai ma descente vers le rez-de-chaussée. Mes pas me menèrent vers le salon puis la salle à manger où je pus m’asseoir, la lanterne éclairant la pièce suffisamment pour y voir clair. J’ouvris le carnet de Nightingale et continuai ma lecture.

Mardi 12 août 1879

Cher journal,
Je ne suis vraiment pas ce qu’on pourrait appeler une écrivaine régulière. Pourtant j’écris beaucoup, tout le temps. J’aide actuellement Père dans son horlogerie, depuis maintenant 3 mois. Je l’aide à remonter les horloges que chaque client nous confie. Père, lui, confectionne les demandes des clients. C’est un travail amusant et qui m’occupe la plupart du temps. Les clients sont souvent très sympas, même si aucun ne se souvient de moi. Pour eux je suis juste "la petite Nightingale", "miss Nightingale" ou encore "la fille d’Ezequiel". Ça ne me dérange pas. J’ai bien compris que j’allais vivre dans l’ombre d’un homme toute ma vie, il fallait s’y faire.
Je n’ai pas encore trouvé de mari, Père est trop occupé à l’horlogerie et Mère trop faible pour bouger de la maison. Le docteur nous a dit de prier, mais de ne pas trop espérer. Il ne connaît pas la source de son mal, mais cela semble difficilement guérissable.
L’écriture était légèrement tremblante, le papier était ondulé à certains endroits, indiquant qu’elle devait pleurer en écrivant ces mots.
Toujours est-il que pour l’instant je suis seule à aider mon père à fabriquer des horloges ; Je ne sais pas encore combien de temps je vais y rester, j’espère que mon avenir se tracera un jour.

Encore une fois, je finissais la lecture attristé-e. Je savais comment tout cela allait finir, mais je ne savais pas pourquoi. Est-ce que quelqu’un lui en a voulu personnellement ? Est-ce que quelqu’un l’a traquée comme moi on me traque ? Malheureusement je ne pouvais pas avoir de réponse. Elle n’a pas pu savoir si sa vie était en danger, puisque j’étais là. Je levai les yeux pour voir l’heure qu’il était actuellement. L’horloge était faiblement éclairée par la bougie. Je me levai donc pour la voir de plus près quand ma source de lumière s’éteignit subitement. Je grommelai silencieusement et cherchait à tâtons le paquet d’allumettes proche de la cheminée. Lorsque je mis enfin la main dessus, je craquai l’une d’entre elles et allumait la bougie de ma lanterne. La vision offerte par la lumière me fit sursauter. Une femme était là. Assez pâle, habillée en blouse et portant des lunettes rectangulaires. Elle ne semblait pas avoir plus d’une trentaine d’années. Elle avait des cheveux frisés bruns attachés en une queue de cheval et une peau couleur ambre.
« Qui êtes-v― », demandai-je d’une voix un peu forte.
Elle me fit signe de me taire.
« Où suis-je et quand suis-je ? », fit-elle en chuchotant.
« Je― »
« Dépêche-toi, le temps est compté. »
Elle regarda nerveusement la montre à son poignet.
« Londres, 1885. Vous n’êtes pas d’ici, c’est ça ? »
« Ni d’ici, ni de cette temporalité. 1885 ? Tu dois être Emily ! »
Elle sourit en prononçant mon nom.
« C’est un honneur de te rencontrer, vraiment. Pas sûre que nous ayons beaucoup de temps. »
Elle parlait à toute vitesse, regardant sa montre de temps en temps.
« Je m’appelle Maya, je viens d’un lointain futur, c’est assez compliqué. Nous nous connaissons depuis longtemps mais à en juger par ton regard tu viens juste de me voir débarquer. Je vais donc t’épargner mon speech de présentation, tu le sauras bien assez tôt. Tu as dit qu’on était en 1885 et à en juger par la maison… Tu es chez le couple Lewis. Bien. Il est encore temps. Tu dois rapidement te rendre chez William Duncan, c’est un docteur dans Greenwich. Lui seul sera en mesure de t’aider. Ne tarde pas, des vies sont en jeu. »
Une fissure bleutée apparue sur son visage quand elle parlait, qui éclaira la pièce, bien plus que ma pauvre lanterne. Cette légère coupure poursuit son chemin sur tout le corps de Maya, se séparant à plusieurs endroits. Elle était relativement fine et ça ne semblait pas la déranger.
« Mon temps est presque écoulé. », fit-elle en regardant la craquelure parcourir ses mains, « On se reverra sûrement si tu poursuis ton chemin, la ligne temporelle ne doit en aucun cas être altérée. »
La faille s’élargit, m’aveuglant seconde après seconde.
« William Duncan, n’oublie p― »
Elle avait disparu sans terminer sa phrase. J’étais à nouveau seule et la lanterne était éteinte. Je l’allumais une troisième fois pour vérifier que la pièce était vide puis je remontais dans mon lit. Décidément cette journée était des plus étranges.

EmilyOù les histoires vivent. Découvrez maintenant