Prologue

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"Vous pensez que la réincarnation existe ?"

Quand un débat commençait par ça à midi on était sûr d'y passer la journée. À chaque fois qu'Emily posait une question, en fait. Elle avait le chic pour nous occuper pendant des heures et aujourd'hui ne dérogeait pas à la règle, j'aimais bien les journées normales comme celle-ci. Lever à 6h50, comme à mon habitude, puis douche, habillage, petit-déjeuner, une routine habituelle. Sans oublier mon visage de dégoût en m'observant dans le miroir. Je n'ai jamais été fan de mon apparence physique mais il faut avouer que plus je gagnais en âge, plus je m'enlaidissais, avec ces cheveux bruns trop courts, ce visage oscillant entre juvénile et adulte, constellé de boutons d'acné, ma taille trop grande, mon style vestimentaire... approximatif, composé d'un jean et d'un T-shirt banal, ce matin j'avais opté pour un "Star Wars", et des chaussures aux lacets toujours défaits, pour le style. Je fêtais mes 19 ans aujourd'hui mais je n'avais définitivement pas le cœur à passer une année de plus.

"Tu es avec nous ?", me fit Emily.

"Oui, oui, ne t'inquiète pas.", lui répondis-je.

Et voilà que je me mets à nouveau à grimacer à cause de cette voix qui vrille mes tympans. Oui, j'aime bien me plaindre.

"T'en penses quoi alors ?", me demanda-t-elle.

"Ça dépend", réfléchis-je, "Est-ce que c'est une réincarnation spirituelle ? Genre l'âme quitte le corps au moment du décès et va rejoindre un fœtus ? Mais dans ce cas-là est-ce que l'être réincarné se souvient de sa vie passée ? Ou juste des bribes, des moments ?"

"Tu as raison", remarqua-t-elle, "bien vu !"

Elle me décocha un sourire. Elle était tellement belle avec ses longs cheveux roux, ses yeux verts en amande, sa peau cuivrée et ses lunettes rondes. D'habitude elle portait un châle sur ses épaules mais aujourd'hui elle avait opté pour un pull rouge de Noël, bien que nous fussions toujours en octobre. Cela faisait maintenant un peu plus d'un an que nous nous étions rencontré-es. Dans cette même cantine scolaire. Elle s'était assise à côté de moi puis nous avons sympathisé. D'autres personnes se sont ajouté-es au groupe et voici que nous étions six autour de cette table, à discuter réincarnation. L'après-midi commença lorsque nous sortîmes du self. Je dois vous avouer que je n'ai jamais été très travaux de groupe, je participais sans plus. Ce qui est dommage parce que l'après-midi n'était composé que de ça. Heureusement, je faisais souvent équipe avec Emily, qui était là pour m'aider.

"Regarde, tu peux assembler ça avec ça et ça avec ça.", m'indiqua-t-elle.

"Et je n'ai pas le droit de faire ça ?", demandais-je en croisant des fils électriques.

"Non, surtout pas !", s'exclama-t-elle, "Tu risques de faire un court-circuit qui pourrait tous nous tuer, ce serait dommage, on louperait la soirée de ce soir."

Elle pouffa de rire puis attendit que je fasse de même, mais je ne pus que la regarder avec déconcertance.

"Ne me dis pas que tu as oublié..."

"Oublié quoi ?"

"La soirée, ce soir, à mon appart, j'en ai parlé plusieurs fois pendant la semaine et deux fois à midi !", fit-elle en soupirant, "T'as vraiment une mémoire de gruyère."

"Techniquement le gruyère est un aliment et ne peut pas avoir de mémoire."

Elle me fixa quelques secondes avant d'éclater de rire.

"Je me souviens pourquoi on s'entend bien. Bon, ce soir, 20h chez moi, n'oublie pas hein."

Je hochai la tête et ce fut la seule chose qui occupa mon esprit jusqu'à ce que j'arrive chez moi. J'habitais un appartement en centre-ville, très bien situé, pas trop loin de tout, ce qui ne guérit pas ma flemme de bouger mais bon. Mon chez-moi était sombre, parce que je n'ouvrais que très rarement entièrement les volets, préférant l'obscurité à la lumière agressante du soleil. Il était assez petit et souvent en bordel, il faut dire que j'avais la flemme de pas mal de choses et ranger en faisait partie, et ce n'était pas aujourd'hui que ça allait changer. Il me restait une bonne heure et demie avant d'aller chez Emily alors je me posais sur mon lit, croustillant de miettes de chips, et regardais le plafond.

Je réfléchis en observant les taches de moisissures éclairées par le faible interstice du volet. Je me demande ce qu'auraient pensé mes parents de ce que je suis devenu, eux qui auraient préféré que je fasse des études prestigieuses au lieu de m'enfermer dans de l'électronique, tant pis pour eux, je m'y plaisais bien. Enfin tant pis pour eux... Là où ils étaient il ne pouvait guère m'embêter plus que ça. Je soupirai. Je ne saurais dire s'ils me manquaient, peut-être un petit peu. Il n'empêche qu'il ne se passe pas un jour sans que je me demande ce qu'il se serait passé si j'avais eu l'occasion de naître autre part. Je n'ai vraiment rien d'un personnage principal ou de quoique ce soit, et ça m'est bien égal. Ma réflexion ne me mena nulle part alors je me levai et décidai de reprendre une douche. En sortant je pris la décision de faire un effort sur ma tenue vestimentaire, au moins pour ce soir, peut-être pour plaire à Emily, ou juste pour ne pas avoir l'air trop idiot-e.

Si je n'étais pas un personnage principal, peut-être pouvait-il me rester un rôle de sidekick aux côtés de ma meilleure amie. Je pris quelques gâteaux dans un sac pour la soirée et fermait la porte de chez moi. Je descendis les escaliers de mon immeuble sans trop me presser, je préférais prendre mon temps. Sur le chemin de chez Emily je réfléchissais, encore. Je ne pouvais pas empêcher mes pensées de divaguer. Je me demandais comment allait être mon futur, est-ce que je voulais déjà d'un futur. Pendant que je divaguais je continuai ma marche vers ma destination, n regardant pas trop où j'allais et je n'entendis pas le klaxon de la voiture qui me fonçait dessus.

"Attention !", hurla Emily.

Au dernier moment, sa voix m'arracha de mes pensées et je pus sauter sur le trottoir.

"Eh bien", pouffa-t-elle, "C'est pas passé loin. T'as failli louper la soirée."

Je pouffai un soupir.

"Oui, ç'aurait été dommage de louper ça."

"Allez, on rentre !", s'exclama-t-elle.

Je hochai la tête et voulu la suivre quand quelqu'un me rentra dedans, ce qui me fit perdre légèrement l'équilibre. Ça aurait pu être tout mais en me rattrapant je marchai sur mon lacet. Je m'étalai à plat ventre sur la largeur du trottoir. Et je ne vis pas le 38 tonnes qui percuta mon crâne de plein fouet alors que mes dernières pensées allèrent vers Emily. 

EmilyOù les histoires vivent. Découvrez maintenant