La ville dormait encore lorsque je me versai un café moderato dans une tasse. Harry n'était pas encore levé, je dégustai mon breuvage et ce moment de solitude. M'approchant des bow windows, les video-publicités de l'immeuble en face traversaient la brume éparse, puis les vitres de l'appartement encore dans la pénombre, pour s'animer en jaune et rouge, sur les murs et le sol en béton ciré. J'allumai une cigarette en contemplant le jour se lever sur un ciel gris et réfléchis à ma journée. Dans une heure aurait lieu la troisième réunion au ministère de la santé, concernant la problématique : hommes. Les plaintes et les témoignages s'étaient tellement amoncelés, qu'une société dirigée par des femmes, avec toute la bienveillance qui les caractérise, et toute la compréhension psychologique du genre masculin inhérente à elles-mêmes, se devait de réagir vite et fort.
Je sortis mon kit de base en matière d'habillement : tee-shirt, jean, baskets noirs et peignai de mes doigts ma courte chevelure brune. Je me forçai à claquer la porte, attendis une minute l'ascenseur, descendis au sous-sol, montai dans ma voiture électrique et appuyai sur Start —> Menu —> Work —> Fast.
D'une tour de verre à l'autre, d'un parking à l'autre, d'un ascenseur à l'autre, je pénètre dans une salle de réunion sans fenêtres. Le centre est occupé par une grande table en bois, ovale, entourée de chaises blanches design sur lesquelles sont déjà assises une dizaine de femmes devant leurs écrans. Tout en souriant à Robyn, qui s'est arrangée pour me garder une place à côté d'elle, je m'installe et ouvre mon portable. Ana, la directrice du centre d'anthropologie, girafe mince dans une combinaison moulante rose, queue de cheval brune remontée en chignon sur le devant du crâne, se lève pour nous exposer la situation face au premier tableau de statistiques qu'elle a projeté sur le mur :
— Comme vous le voyez, les suicides, maladies, dépressions des hommes progressent nettement, comparées au semestre précédent. Les analyses de leurs traceurs indiquent une nette baisse d'endorphines, de sérotonine, d'ocytocine et de dopamine. Ces résultats proviennent de perturbations psychologiques comportementales, je les ai donc envoyés à l'antenne concernée. Les enregistrements des traceurs de ces catégories vont être étudiés, ce qui prendra une petite semaine si on met le paquet.
Ana se rassoit, se saisit avec empressement de sa Vapoteuse et tire dessus à grosses goulées. Laurie dégage une mèche rousse de son front avant de lever la main pour annoncer qu'elle va parler. C'est la responsable de la rééducation masculine, elle affiche les différents résultats des processus dont elle a la charge :
— L'écriture et le langage inclusifs-ives pratiqués-ées, par les hommes ne concernent qu'un faible pourcentage d'entre eux. Malgré l'heure de cours hebdomadaire imposée pour qu'ils aient au moins conscience du phénomène, la plupart sont tout à fait récalcitrants pour ne pas dire allergiques. Pire, j'ai l'impression qu'en réaction, la courbe de faits punis par la loi tels que : couper la parole à une femme, la reprendre sans raison ou à tort, la critiquer ou la rabaisser, l'insulter gratuitement, l'humilier etc..., augmente considérablement.
Avant hier, j'avais pris ma voiture pour aller courir au parc. Une petite route y mène en passant par le parking où se croisent les gens qui y vont ou en reviennent. Je roulais à vingt à l'heure et ralentis encore quand apparut devant moi un troupeau d'hommes à vélo, puis finis par m'arrêter complètement puisqu'ils ne se rangeaient pas en ligne sur le côté. L'un d'entre eux stoppa au niveau de ma portière. Sa tête casquée de rouge s'approcha et emplit toute ma vitre que je ne baissai pas. Pas besoin d'entendre ce que sa bouche surmontée de poils blancs vociférait à mon encontre. Je me surpris à rêver que je sortais de la voiture pour lui casser la gueule. Mais non, j'attendis que l'orage passe et redémarrai.
La voix de Laurie me ramène à la réalité. Sa robe de velours vert, assorti à ses yeux, s'ouvre sur le devant par une fermeture éclair qui s'arrête au milieu d'un décolleté plongeant entre ses seins bombés.
— Malgré la prise en charge par les robots des corvées ménagères, le peu qu'il reste n'est toujours pas assumé par les hommes, et lorsque c'est le cas, cela va de pair avec une mauvaise humeur inacceptable.
Robyn intervient :
— Tout le monde connait la corrélation avec la satisfaction sexuelle masculine...
Laurie persiffle :
— Justement, il est intolérable que ce soit encore une carotte, ça prouve l'animalité de l'homme, incapable d'être civilisé, de conceptualiser l'égalité au-dessus de la ceinture. Excusez-moi, ça me met hors de moi.
Une séance de sexe avec Harry résolvait beaucoup de problèmes et l'incitait effectivement à plus de partage dans la vie quotidienne. Par contre, en ce moment, s'il s'occupait d'un repas, il me laissait le soin de nettoyer la cuisine où on aurait dit qu'une bombe avait explosé.
Robyn reprend :
— Nous patientons depuis des années que les choses changent pour les femmes et elles ont beaucoup changé, mais nous gardons en nous cette culpabilité qui nous empêche de réagir. Tous les efforts que nous menons pour rééduquer les hommes sont entravés par la perception incrustée depuis des millénaires de notre soumission dans nos relations avec les hommes.
Ana lève la main :
— Je suis d'accord avec toi, se déconditionner nous-mêmes figure parmi les priorités...Malgré tous les mouvements des années 20, MeToo et MeToo Incest qui ont libéré la parole, nous n'avons pas encore passé le cap. Notre empathie naturelle et notre considération formatée des hommes nous détournent de notre objectif. D'ailleurs je vous invite toutes à suivre plus régulièrement les cours dispensés à ce sujet au centre d'anthropologie. Ça aide beaucoup...
Imperturbable, Laurie déroule son ordre du jour :
— Dans un couple, bien que les voitures soient pratiquement toutes robotisées, les hommes prennent encore systématiquement le volant.
Boel, la quarantaine, fille des îles aux cheveux noirs et à la peau hâlée se trémousse sur sa chaise avant de lever la main :
— Mais c'est archaïque au possible, comment ces femmes acceptent-elles ça ? D'ailleurs comment peuvent-elles encore vivre en couple ?
Laurie abonde dans son sens :
— Elles devraient prendre rendez-vous au centre d'anthropologie vite fait...Mais je n'ai pas terminé : on observe aussi un rebond du harcèlement dans la rue, les transports, le travail etc...C'est à désespérer...Les méthodes de rééducation que nous appliquons ne marchent pas, il faut bien se rendre à l'évidence.
Robyn s'exclame :
— Quand je vous dis que nous n'arrivons pas à être assez dures pour sortir de cette situation...Je propose que nous attendions les conclusions des relevés des traceurs qui vont être faites par les psychologues, pour savoir quelle réponse apporter à toutes ces récriminations masculines. Mais ensuite, plus de tergiversations, il faudra trancher.
Tous les visages se tournent vers moi lorsque je réfléchis tout haut :
— Jusqu'à quel point les hommes doivent-ils changer de personnalité pour nous satisfaire ? Le peuvent-ils seulement d'ailleurs, sans perdre leur envie de vivre ? Et si je pose la question autrement, jusqu'à quel point pouvons-nous nous passer d'eux ?

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UN HOMME PARFAIT
Short StoryRecueil de nouvelles : des femmes dirigeantes décident de se passer du genre masculin, Un homme nie la réalité, Un fils enterre son père, un homme largue sa femme pour une plus jeune, une rencontre insolite sur un site, un bienfaiteur de l'humanité...