AU NOM DU PÈRE

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Voila, tu es là dans ton cercueil, tout rapetissé et si vulnérable malgré le travail des thanatopracteurs. Tes yeux bleus ont cessé d'être hautains sous tes paupières closes, ta large bouche fermée ne profère plus de critiques chaque minute et tes mains inertes restent tranquilles. C'est Cathy, ma soeur, qui m'a prévenu un mois avant Noël que tu étais en soins palliatifs. Ah ! C'est l'heure où on t'emmène de la morgue à la crémation, je te laisse, à tout à l'heure...

Maman s'en est sortie même si tu l'as piétinée toute ta vie. Depuis tout petit, je l'ai vue te servir ton petit déjeuner le matin et enchaîner avec le nôtre. Elle nous menait à l'école Cathy et moi, courait attraper son métro, se tapait 8 heures de saisie comptable puis rembobinait sa journée dans l'autre sens, récupérait ses enfants à l'étude, achetait ce qui constituerait le dîner, avant de filer dans la cuisine le commencer.

Toi, tu te pointais à 20H00 le soir, après avoir pris un verre avec tes potes, t'affalais dans ton fauteuil en t'exclamant :
— Je suis crevé...Qu'est-ce qu'on mange ce soir ?
Maman t'apportait ton whisky accompagné de cacahuètes en répondant :
— Côtes d'agneau à la provençale, ça ne va pas être long.
Des fois tu rétorquais sèchement :
— J'ai pas pas envie de ça, je vais au resto...
Tu buvais ton whisky cul sec, reprenais ton pardessus et sortais, laissant maman désemparée, les larmes aux yeux. Cathy et moi, on préférait que tu t'en ailles, au moins on aurait une soirée tranquille...

Bien que maman soit une cuisinière hors pair, tu réclamais toujours de la moutarde en plus, un cornichon, du piment, de la mayonnaise, des pickles ou alors tu conseillais :
— A ta place, j'aurais mis plus d'oignons, plus de sauce tomate, plus de sucre...

Maman encaissait jour après jour, même lorsqu'un incident arrivait. L'ébriété aidant, la bouteille trébuchait parfois sur le verre de vin rouge plein. Interdit, papa ne bougeait pas, la bouteille toujours en main, fixant le rond violet en train de s'étendre inexorablement sur la nappe blanche avant de couler par terre. Maman prenait la salière, en déversait la moitié sur la tache avant de courir à la cuisine d'où elle revenait munie d'une éponge et d'une serpillère. A quatre pattes sur le plancher, passant entre les pieds de la table et ceux de papa, elle réparait les dégâts sans un mot puis retournait rincer le tout à la cuisine. Enfin elle s'asseyait de nouveau à table et chacun reprenait sa fourchette en main. Sans un merci, papa continuait la conversation interrompue comme si rien ne s'était produit.

Une fois couchés, il nous arrivait, à Cathy ou à moi de trouver maman, en pleine nuit, installée dans la cuisine, devant son ordinateur, occupée à travailler son dernier manuscrit. Si nous ne parvenions pas à dormir, maman nous lisait ses textes et nous demandait notre avis. Autant nous étions admiratifs du talent de maman, autant tu faisais de ton mieux pour la rabaisser. Si par hasard, tu la surprenais en train d'écrire, tu t'écriais :
— Tu ferais mieux d'aller te coucher, tu vas encore être fatiguée demain, tu ne t'en plaindras qu'à toi-même..
Ou pire encore :
— Qu'est-ce que tu espères avec ces conneries ? Tu te crois écrivaine ?

Ma soeur Cathy s'en est sortie, grâce à ton indifférence vis à vis d'une fille dont tu n'attendais rien. La seule phrase qui me vient en tête et que tu lui répétais souvent est :
— Va aider ta mère...

Jusqu'à l'adolescence, Cathy était invisible pour toi. Un après-midi, elle avait organisé une fête à la maison pour ses quinze ans. Après mon entrainement de judo, j'avais pris une douche avant de la rejoindre en bas avec ses amis. Une vingtaine de personnes en tout, moitié filles, moitié garçons. Sur le buffet, deux tartes aux fruits et deux fondants au chocolat apportés côtoyaient quelques bières et bouteilles de vin ainsi que du coca cola.

Vers 16h, Cathy interrompit les discussions et les danses pour couper, partager les gâteaux et porter un toast. Quel ne fut pas notre étonnement en te voyant arriver, les bras chargés de quatre bouteilles de champagne que tu t'es empressé d'ouvrir et de servir d'abord aux jeunes femmes en oubliant d'ailleurs ta propre fille !

Lorsqu'on a remis la musique, tu riais très fort de tes plaisanteries à deux balles tout en tournant autour des filles et en siphonnant le vin. Celles avec qui tu dansais s'esquivaient dés qu'on changeait de morceau. J'ai entendu l'une d'elles alpaguer Cathy d'un ton sévère :
— Ton père n'a pas arrêté de me peloter...
Cathy était furieuse, je crois que c'est la première fois où tu as réussi à déclencher chez elle une réaction violente. Elle a foncé sur toi pour te pousser dehors en te frappant de toute la force de ses poings et en hurlant :
— Sors de là putain, mais sors de là...

UN HOMME PARFAITOù les histoires vivent. Découvrez maintenant