Chapitre 3

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Depuis, je n'ai eu de cesse de la poursuivre là où je la trouverai à coup sûr. Là où je saisirai sur le vif l'étonnement, l'effroi, sur les visages qu'elle approcherait. J'ai quitté la cité pour des territoires guerriers, là où elle règne en maître, là où je peux filmer son oeuvre, la mort m'obsède.

J'ai commencé par rencontrer Claude, journaliste de guerre. Il est attiré par elle comme un aimant, forçant son destin pour mieux témoigner de la folie des hommes. Une balle dans la jambe en Iran, un obus de mortier avec cinq éclats dans les poumons au Liban, deux côtes cassées en Tchéchénie, autant de blessures que de récits insensés.

Claude me répétait :
— Des fois je me demande pourquoi je me démène pour rejoindre des endroits que tout le monde fuit mais qu'est-ce que tu veux, je me sens obligé de raconter tout ce qui se passe, sinon tout le monde s'en fout.
Hypocrite, je l'avais flatté :
— Ouais, heureusement qu'il y a encore des gars comme toi...Je suis prêt à te suivre pour la bonne cause...
— Tu dois prendre des risques pour être au coeur de l'action. Quand tu suis l'armée, tu es sous leur protection, c'est bien, mais le problème c'est qu'à l'abri des blindés, tu ne captes rien, tu ne vois rien. Je ne veux pas d'un planqué avec moi, tu comprends ?
— Bien sûr, je suis conscient de tout ça, c'est justement ça qui m'intéresse, affronter la réalité de la guerre.

Je n'ai pas révélé à Claude mes véritables motivations, je comptais déjà créer un site où je posterais toutes mes prises de vue. J'étais sûr qu'il y avait des fêlés qui aimeraient ça. Comme il n'y a pas de formation pour ce genre de reportage et que les journaux sont toujours en manque de candidats, mes talents de photographe et de video-cinéaste amateur ont suffi à emballer Claude qui cherchait désespérément quelqu'un, tout de suite.

On a démarré par le Mali. Près de Kidal, les soldats du gouvernement guettaient l'arrivée d'un ministre en hélicoptère, pour le protéger des groupes rebelles en faction autour du lieu d'atterrissage. Eblouies à force de scruter le ciel bleu, la sueur dégoulinant dans nos yeux à cause de la fournaise, les forces armées n'atteignaient pas l'adversaire et moi j'étais incapable de prendre une photo de quoi que ce soit.

 L'hélicoptère a surgi au-dessus de nos têtes tout à coup et s'est posé à une cinquantaine de mètres en face de moi sous les tirs nourris des rebelles, soulevant du sable sous ses pales, nous aveuglant. Sans réfléchir, j'ai couru jusqu'à l'engin, l'appareil photo à bout de bras en position « rafales » et suis parvenu juste derrière les deux soldats au moment où ils tiraient deux hommes blessés et le pilote du cockpit. Complètement galvanisé, j'appuyais sur le déclencheur tout le temps sans regarder dans le viseur ni autour de moi.

Pour une première, Claude était content de moi, dix photos sur 300 étaient dignes d'une parution sensationnelle et l'adrénaline qui avait parcouru mes veines durant l'action ne demandait qu'à se réveiller.

Claude m'a ensuite trainé dans les prisons russes. Là, il n'y avait aucun risque mais le gros problème était l'interdiction de photographier. Difficulté que j'ai aisément contournée en me servant de la caméra intégrée dans mes lunettes Apple. C'est là que j'ai pu remplir mon site d'atrocités qui m'excitaient comme un fou.

J'ai réussi à saisir les images de personnes sous toutes les tortures, pratiquées officiellement en plus, dans certaines prisons spécialisées. Outre les habituelles privations de nourriture, d'eau et de sommeil, ou de corps nus dans le froid et la neige, nous assistions à des scènes horribles : décharges électriques sur les doigts, la bouche ou les parties génitales, des gardiens qui pissaient sur le visage des reclus ou plongeaient leur tête dans les toilettes ou les violaient avec des bâtons, des matraques, des résistances chauffantes, un tuyau d'eau sous pression dans l'anus etc...

Le but était d'obtenir une complète soumission afin de récupérer faux témoignages, argent, renseignements et services, les types étant prêts à tout plutôt que de retourner en prison subir cet enfer.

Quand Claude a trié mes images, il n'en revenait pas :
— Non, celle-là c'est pas possible...Celle-là non plus...C'est insoutenable... On dirait que tu t'appliques à montrer la souffrance à son paroxysme, quand, à la seconde près, les gens vont basculer dans la mort. Non vraiment, on a le sentiment que tu t'y complais. T'es pas un peu sadique ?

Claude était en train de s'apercevoir de ma dinguerie même si je tentais de me justifier :
— Tu m'as dit de traiter la réalité telle que je la voyais, qu'il ne fallait pas se voiler la face, tu voulais du brut de brut...Et ton journal scande sans arrêts : le poids des mots, le choc des photos...
— Ok, mais j'ai comme la sensation que tu t'en délectes...

Il n'y a pas que moi qui étais accro, j'avais des millions de vues dans le monde entier. C'est un spectacle vieux comme le monde, l'homme a toujours aimé la violence, il a ça dans le sang...

On est repartis en Afrique du nord près des Djihadistes sous le couvert de l'armée. Je suivais les assauts des militaires sur les campements des islamistes, à l'arrière, sans me mettre en danger.

Ce matin, Claude en a eu marre, il m'a nargué :
— Alors ? Maintenant tu te la coules douce ? C'est tout ou rien avec toi...

J'ai sauté aussi sec de la jeep avant qu'elle n'atteigne notre position d'attaque. Je jette des coups d'oeil dans tous les sens pour m'assurer que la voie est libre et prends nos troupes à rebours pour me retrouver pile au milieu des combats.

Je tourne sur moi-même tout en enclenchant la caméra quand deux types armés de kalachnikov foncent sur moi. Je les filme tandis qu'ils avancent. L'un me met en joue, je suis pétrifié et subjugué, je ne les quitte pas des yeux, incapable de bouger, j'entends les coups partir, le choc me plie en deux, je vacille tandis que je sens un liquide chaud se répandre sur mon ventre. Un voile de chaleur monte du sol, déforme ma vision, envahie soudain par l'immensité de l'azur du ciel avant d'être remplacée par un écran noir.

UN HOMME PARFAITOù les histoires vivent. Découvrez maintenant