Après avoir déplié la table en bois dans le cockpit, Paul et moi dégustons nos Pitas accompagnées d'un verre de Retsina sur le pont. Par respect pour la nuit chaude et calme qui nous enveloppe, nous n'avons pas allumé de lumière ni de lampe tempête. Une douce brise s'engouffre agréablement sous mon tee shirt et me rafraîchit. Nous ne nous lassons pas de contempler le spectacle d'étoiles scintillantes au-dessus de nous.
Des éclats de voix nous parviennent du voilier arrivé cet après-midi. Malgré moi je prête l'oreille, sans saisir les mots, le ton monte. Ça a tout l'air d'une engueulade et nous restons tétanisés sans bouger, bouche bée...J'avais songé à une belle histoire d'amour, un couple naviguant ensemble à la découverte du monde, un peu ce que j'espérais pour Paul et moi. Tout se casse la figure dans ma tête au fur et à mesure que les ondes violentes de la discorde me frappent de leur évidence.
L'alternance des répliques au timbre masculin et féminin percute le silence dans un rythme crescendo avant de s'abattre d'un coup. Bruno surgit à l'extérieur sans nous voir, quitte son bateau et marche à pas rapides vers le village. Des yeux, je suis sa silhouette aux larges épaules jusqu'à ce qu'elle se fonde au loin dans la pénombre...
Le lendemain matin, nous sommes réveillés au son de quelques cris s'insinuant par le hublot entrouvert au-dessus de notre couchette à l'arrière. Je monte sur le lit pour glisser un oeil dehors. La jeune femme rousse aperçue la veille est assise à l'avant de « Black Storm » face à la mer et fume. Nous préparons notre petit déjeuner et malgré le bruit que nous faisons en le portant dehors, la fille ne détourne pas la tête, fixant obstinément l'horizon.
Comme d'habitude, la journée est consacrée à l'entretien du voilier et nous passons en revue notre check-list dont chaque ligne devra être rayée avant le départ. Vers 15H00 je laisse Paul bricoler tout seul pour sortir nous approvisionner et m'engage dans la direction du centre. Je dépasse la place des cafés, suis une route plus large dont la partie à droite se divise en 6 ou 7 stations de bus à destination de différentes villes.
Mon regard parcourt la ligne des personnes qui attendent aux arrêts et s'immobilise sur une femme qu'il me semble reconnaître. C'est sa tenue inadaptée qui a accroché mon attention, elle porte un manteau et des chaussures de ville d'hiver, une petite valise est posée à ses pieds. C'est Marie-Claire ! Je traverse la rue pour lui parler.
Ses yeux si bleus sont embués et se perdent dans le vague avant de se lever vers moi à mon approche. Son regard erre devant elle et ne semble pas se rappeler de moi.
— Qu'est-ce que tu fais ? Tu t'en vas ?
Des larmes dévalent aussitôt ses joues accentuant ses rides. La femme forte et solide d'hier est une petite souris apeurée aux épaules rentrées qui s'efforce de se redresser pour faire bonne figure. J'ai presque envie de la prendre dans mes bras mais n'ose pas. D'une voix à peine audible elle m'explique :
— Je pars...
— Vous vous êtes disputés avec Bruno ?
— Oui...je rentre à Paris...
Une intuition me guide :
— C'est à cause de la fille qui est avec vous ?
— Oui...Un long soupir s'ensuit alors que je brûle d'envie de savoir qui est cette jeune rousse en combi-short noir mais je laisse Marie-Claire reprendre son souffle...Elle poursuit par bouts de phrase, des émotions lancées comme des bouteilles à la mer :
— Après tout ce voyage ensemble... Toutes ces années... Me jeter comme une merde...Je n'ai rien vu venir...Cette salope...Ses manigances pour le séduire...Je n'y croyais pas au début, c'était tellement ridicule...Mais elle a réussi...Larguée...Tout bonnement larguée...N'y tenant plus, je questionne :
— Elle est avec vous depuis combien de temps ?
— Elle a atterri à Goa en Inde juste avant qu'on parte, trois mois à peine...Et en plus c'est moi qui lui ai tendu la perche...Elle s'ennuyait à Paris, elle était paumée, ne savait pas quoi entreprendre au niveau études ou boulot alors j'ai dit à ma soeur qu'un tour en mer lui ferait du bien, ça lui donnerait le temps de réfléchir...
— Tu veux dire...C'est ta nièce ?Marie Claire opine du chef tandis que ses yeux lancent des éclairs à mesure que la rage lui emplit à nouveau le coeur. Un bus s'arrête le long du trottoir, au-dessus du pare-brise s'affiche « Athènes ». Comme un pressentiment, ces lettres résonnent en moi et mon pouls s'accélère. La porte avant côté chauffeur s'ouvre et une file se forme pour monter dedans. Marie Claire reprend sa valise et je lui demande si elle a des coordonnées à me laisser à Paris, là où elle va. Je griffonne le numéro de téléphone qu'elle me donne sur un bout de papier et l'embrasse sur les deux joues avant qu'elle ne gravisse les marches de l'autocar. Elle s'assoit près d'une vitre, son regard s'égare à nouveau et je préfère tourner les talons avant que les larmes ne me submergent. C'est dingue !
Tout en marchant, je me repasse le film de son histoire et ça me rend triste...Je croise un groupe d'adolescentes dont l'une arbore un tee-shirt sur lequel est inscrit : « Perfect men exist only in books[1] ».
Avant de faire mes courses, je téléphone depuis la poste à la Bourse des équipiers pour m'assurer que les deux types attendus ce soir sont bien en route. J'apprends qu'ils ont annulé et que personne ne s'est porté candidat pour l'instant.
Paul et moi changeons notre stratégie et appareillons seuls vers la Crête le lendemain matin sans dire au revoir à Black Storm puisque ni Bruno, ni la fille ne sont visibles.
Quinze jours plus tard, nous embarquons trois clients américains dans le port de la Canée pour une croisière dans les Cyclades puis continuons tout l'été à faire du charter dans ces îles.En septembre, Janet, une coéquipière blonde et pulpeuse que je trouve niaise s'installe à bord malgré moi et navigue avec nous jusqu'à Athènes où nous avons décidé de caréner le bateau. Adieu l'Inde, c'est là que je débarque, Paul continuera le voyage avec elle.
Deux mois plus tard, je me trouve à la station de métro Malesherbes dans le 17ème arrondissement de Paris où j'ai rendez-vous chez le dentiste. Un pâle soleil de novembre éclaire les trottoirs déserts devant des immeubles de pierre claire du style Haussmanien. J'arpente donc seule la rue de Phalsbourg quand une haute silhouette tourne le coin de la rue et me fait face.
Sortant de nulle part, l'homme s'avance à grandes enjambées vers moi, chaussé de bottes de caoutchouc et d'une sorte de Kway rappelant un ciré de marin. Arrivé à ma hauteur, ses traits me sautent aux yeux plus précisément et je reste stupéfaite : Bruno ! Ma bouche s'ouvre sans qu'aucun son ne sorte, j'hésite un instant à l'interpeler mais laisse filer l'apparition..
Le soir même je contacte Marie Claire pour échanger sur nos situations respectives. Après une période de déprime, elle a repris son ancien boulot d'infirmière, s'est trouvé un studio dans le 16ème et a l'air en forme. Je ne vois pas l'intérêt de lui parler de l'irruption de son passé.

[1] les hommes parfaits n'existent que dans les livres.
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UN HOMME PARFAIT
Short StoryRecueil de nouvelles : des femmes dirigeantes décident de se passer du genre masculin, Un homme nie la réalité, Un fils enterre son père, un homme largue sa femme pour une plus jeune, une rencontre insolite sur un site, un bienfaiteur de l'humanité...