chapitre 2

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Moi, je m'en suis plutôt mal sorti. Enfant, je me faisais avoir, je croyais à ton intérêt pour moi quand tu questionnais :
— Alors Gabriel, qu'as-tu fait aujourd'hui ?
Tandis que je racontais ma journée, tes yeux ne quittaient pas l'écran de ton portable, tes doigts répondant aux messages. Quelle que soit ma réponse, ta colère me tombait dessus à l'improviste :
— Je me saigne aux quatre veines pour tes études Gabriel et tu ne fais aucun effort. Le judo ou le dessin, ça ne mène à rien...Tu veux finir SDF, c'est ça ?
Dans la foulée, une gifle gratuite suivait, accompagnée d'insultes au fur et à mesure que le niveau de la bouteille de whisky ou de vin baissait tandis que mon prénom se transformait en « p'tit con » !

Il faut croire que je ne me débrouillais pas si mal puisqu'au moment de choisir un stage en entreprise, tu as accepté que je passe la semaine dans la banque où tu travaillais.

Le matin, dans ton costume bleu marine Armani, tu ouvrais la porte d'entrée bien avant que je ne descende les escaliers pour le plaisir de me réprimander tout en me fusillant du regard :
— Ah quand même, tu ne sais pas encore que la ponctualité est la moindre des politesses...On dirait que tu sors de ton lit. Une bonne douche froide pour commencer la journée, voila ce qu'il te faudrait Gabriel ! Ça réveille et ça maintient en forme. Regarde-moi ! Je parie que tu ne t'es même pas lavé d'ailleurs.
— Nan...Je préfère me doucher le soir après le sport...
Mais tu n'écoutais pas, sourd à tout propos qui ne t'intéressait pas...

Le dernier jour de mon stage, lorsqu'à 17H30 tapantes, j'ai toqué à la porte de ton bureau « Credit Manager » avant d'entrer, j'ai bien remarqué ta chemise mal rentrée dans ton pantalon et ton assistante s'évertuer à remettre sa jupe d'aplomb...

L'année de mes dix huit ans, l'avenir me souriait, j'avais eu mon bac et j'étais inscrit en prépa, contrairement à tes prophéties de malheur, ce qui te permettait de rabâcher :
— Ça va encore me coûter bonbon tes études...

Début juillet est arrivé le grand soir ! L'éditeur de maman, soudain sous contrat, avait organisé une grande fête dans une résidence de prestige dont le rez de chaussée surplombait des jardins et une serre. On célébrait la parution de son premier livre. Tu n'as pas supporté...Au milieu de tous ces gens qui la complimentaient et qui t'ignoraient, tu t'enfilais verre sur verre dans ton coin.

Tout à coup, tel un animal sauvage acculé, tu as bondi sur maman en l'injuriant :
— Espèce de pute, tu as couché avec tout le monde pour être éditée, c'est ça hein ?
Maman s'est exclamé :
— Va-t'en espèce de pochetron !

Pour la première fois, maman te crachait la vérité à la figure. Tu as commencé à la pousser vers les grandes fenêtres ouvertes tout en la giflant à deux reprises. J'ai tiré maman par le bras pour l'écarter et me suis interposé. Tout s'est passé très vite après. Un coup de poing dans le ventre m'a plié en deux, le deuxième m'a propulsé au-dehors et je me suis fracassé trois mètres plus bas.

Maman et Cathy ont déménagé dés le lendemain sans passer une nuit de plus dans la même maison que toi. Quant à moi, j'ai passé un an à l'hôpital, j'aurais préféré mourir.

Une dizaine d'années plus tard, Cathy t'a rendu visite. Elle n'a pas reconnu la maison, un vrai taudis rempli de bouteilles vides et de cendriers pleins, ni ton visage couperosé au nez grumeleux.

Dans la cuisine au sol collant et glauque, tu as tenté de ranger et de mettre un peu d'ordre en son honneur. C'est avec pitié qu'elle t'a regardé te saisir d'une éponge, verser la moitié du flacon de liquide vaisselle pour effleurer les assiettes et les casseroles sales dans l'évier avant de les déposer sur l'égouttoir, encore ruisselantes de graisse. Elle a pris un torchon pour t'aider à essuyer avant d'être dégoûtée devant les traces imprégnant le tissu. Elle a mangé les pâtes trop cuites que tu lui as servies et n'est plus jamais venue te voir ou alors elle n'en a jamais parlé.

Aujourd'hui, c'est terminé. Il parait que tu en as bavé avec ce cancer du pancréas. Je suis sûr que tu t'es demandé pourquoi c'était tombé sur toi, l'homme aux principes tordus, invincible, finir dans la solitude et l'alcool. Tu as eu de la chance, ce type de cancer est l'un des plus foudroyants, qui sait si ça n'a pas abrégé tes souffrances. Tu es enfin libre.

Je laisse Cathy conduire mon fauteuil roulant dans la salle vide où l'on rend hommage au mort avant de brûler le cercueil contenant le corps. C'est le spectacle final derrière cette vitre en face de moi et je veux être aux premières loges, voir le feu te consumer. Cathy et maman posent chacune une main sur mes épaules quand le curé commis d'office psalmodie les paroles d'usage. Au nom du père, du fils et de la sainte folie des hommes...

UN HOMME PARFAITOù les histoires vivent. Découvrez maintenant