Chapitre 3

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Les yeux de la cinquantenaire en tailleur rouge devant nous lançaient des éclairs à chaque phrase prononcée. Nous venions de regarder une série de petites vidéos sur toutes les incivilités masculines couramment recensées, les leurres et principes du patriarcat utilisés pour faire accepter aux femmes leur condition d'infériorité. A cette occasion, j'appris que le sperme ravivait le teint, c'était toujours bon d'en prendre plein la figure ou d'en avaler ; que un con était une insulte à l'image de notre sexe et que ce dernier se devait d'être épilé pour ne pas dégoûter, tout en risquant allergies et mycoses ; que les délires sexuels divers et variés n'épanouissaient que l'homme, les femmes n'imposant rien de leur côté ; que le sang de nos règles était toujours maudit et demeurait invisible, sans compter qu'il faisait peur ; que les femmes se soumettaient aux canons de la mode, passant par toutes les tortures de régimes amaigrissants, d'injections de Botox, de chirurgie esthétique, avec les problèmes de santé qui en découlaient ; que nous étions évaluées, notées, après une rencontre ou un acte sexuel, sans riposter ; qu'un homme ne pouvait pas croire que sa copine lui préfère une femme ; qu'un homme sur deux envoyait une photo de sa bite à une femme, etc...
Ça m'a donné la nausée. Je suis sortie du centre d'anthropologie et j'ai pris la direction du parc pour tenter d'évacuer tout ça en courant.
Oui, Harry sortait du lot. Mais connaît-on vraiment l'homme avec qui on vit. Ce qui est sûr, c'est que Harry a toujours eu une image de lui très respectable, inculquée depuis la petite enfance et consolidée en héritant de la fortune familiale. Rien ne doit entacher cette image. Qu'il se sente responsable de moi ne fait aucun doute, qu'il ne se conduise pas comme un malotru est certain. Par contre, qu'il soit encore un homme aux valeurs et au comportement issus d'un patriarcat conservateur m'apparait évident. Mes initiatives sont toujours déconsidérées, jugées inopportunes, ou encore coupées net. Les hommes sont dans le rapport de forces en permanence. Attendre, dans une file, un restaurant ou une entreprise, à un rendez-vous, est une humiliation. Entendre des reproches ou des critiques fondés, apporte du grain au moulin de leur mauvaise foi, qu'ils feront tourner encore et encore jusqu'à sauver la face. Les petites révérences et politesses du personnel autour d'eux, signe de reconnaissance de leur supériorité, flattent leur orgueil et renforcent leur susceptibilité. Harry est comme ça même s'il le nie. Une atteinte à sa personne peut le rendre fou et souvent j'ai du mal à voir ce qui déclenche cette émotion chez lui. Elle explose tout à-coup sans que je n'ai rien vu venir. Un point touché au plus profond de lui...Un geste anodin, un ton de voix, quelque chose dans la forme, pas dans le texte, trouve une résonance de colère immédiate chez lui. Je ne suis pas psy mais il y a quelque chose de ce côté-là...
Et puis il y avait l'argent. Il en avait toujours eu, moi pas. En ces temps moderne égalitaires, j'essayais de payer ma part sans y arriver. Depuis mon enfance et mes années d'étude, j'avais toujours compté. Je troquais, réparais, récupérais, économisais, réfléchissais aux priorités avant n'importe quel achat. Le jour où Harry est rentré dans ma vie, il a balayé d'un geste ce fonctionnement et piétiné avec mépris (inconsciemment bien sûr) toutes les valeurs qui avaient forgé mon caractère. Si quelque chose clochait matériellement, Harry remplaçait quel que soit le prix. Il ne voyait pas où était le problème sauf que cela cassait toutes mes certitudes. J'avais été mise à une place et dans une position qui ne me ressemblaient pas. Maintenant, nous nous regardions en chien de faïence alors que l'un comme l'autre faisons de notre mieux avec ce que nous sommes.
Essoufflée, je fais halte près d'une fontaine qui jalonne le chemin emprunté et bois dans le creux de mes mains réunies. J'interroge le traceur sur mon bras gauche à l'aide de mon portable qui me recommande une pause, le temps de reprendre une respiration normale. Je m'assieds sur un banc et regarde défiler d'autres Joggeurs, cyclistes, promeneurs solitaires ou accompagnés de leur chien ou de leurs enfants. Un épagneul, truffe au ras du sol, s'éloigne de sa propriétaire pour aller frotter son sexe sur le tibia de mon voisin de banc, qui le repousse instantanément en balançant son pied en l'air. Je rigole, avant de réaliser que les hommes aussi écrasent leur sexe contre votre cuisse ou votre hanche et ça me met de mauvaise humeur. Je me relève, enfile un casque sur mes oreilles pour écouter une liste de morceaux choisis. Julia Jacklin chante dans mes oreilles : « Don't Know How to Keep Loving You, Now That I Know You So Well[1]... »
J'accélère ma foulée et parcours encore trois tours de parc avant que mon ressentiment ne s'estompe. Je rejoins ma voiture et appuie sur Start —> Menu —> Home —> Cool. Une fois à la maison, j'envoie balader ma veste de jogging, ouvre le frigo et bois une bière directement au goulot, balance mes pompes par terre avant de m'affaler sur le canapé et allume l'écran en face de moi pour regarder une série de meufs. C'est ce moment que choisit Harry pour rentrer à son tour. Son visage affiche une mine renfrognée que la vision de la TV renforce. Sans dire un mot, il se déleste de ses affaires avant de se diriger vers son bureau. Je lui adresse un timide « bonsoir » et demande :
— Mauvaise journée aujourd'hui ?
Ses yeux bleus me lancent un pic de glace tandis qu'il condescend à me répondre :
— Pas plus que d'habitude.
La porte se referme derrière lui, laissant dans son sillage une atmosphère lourde qui emplit le salon. Je n'arrive plus à suivre les images devant moi, je décide d'éteindre et de prendre ma douche. Je laisse couler l'eau sur ma nuque, ma colonne vertébrale un long moment mais j'ai toujours la pression. J'enfile un jogging après m'être essuyée et retourne au salon. Sur mon portable, je demande à visionner toutes les scènes entre Harry et moi que mon traceur a enregistrées depuis quinze jours. Elles sont pratiquement toutes à l'identique de ce soir. Quand Harry fait la gueule, je suis figée, je marche sur des oeufs, je n'ose pas faire de l'humour pour tenter d'améliorer l'ambiance ou de rire de la situation, je sens que je n'en ai pas le droit. Si, dans un geste d'apaisement, je cherche à me blottir dans ses bras ou à l'embrasser, il se détourne comme si j'avais la peste. Alors je patiente jusqu'à ce qu'il change d'état d'esprit. Suis-je folle ? Quand je le regarde, je l'admire, c'est l'homme de ma vie. Et puis la bascule, tout redevient négatif, je ne peux vivre comme ça. Maintenir le détachement ne suffit pas à garder la vision positive et je ne peux pas faire le travail toute seule. En tous cas, je ne supporterai pas ça longtemps.



[1] Je ne sais comment continuer à t'aimer, maintenant que je te connais si bien.

UN HOMME PARFAITOù les histoires vivent. Découvrez maintenant