Ils m'ont donné un papier que j'ai glissé dans ma poche sans le lire, parce que je devais soutenir Ava en sortant de l'hôpital après l'accident. Nous avions roulé dans la neige et à l'entrée d'un virage, j'ai freiné. Nous avons fait un tonneau, suspendus en l'air, chaque milliseconde au ralenti, avant un choc d'une puissance telle que nous étions sûrs de finir écrasés. Mais nous nous sommes miraculeusement reposés sur les quatre roues de la voiture. C'est là que Ava s'est sentie mal. Elle a détaché sa ceinture, ouvert sa portière et marché quelques pas en titubant dans la neige. Je crois qu'elle a vomi. Puis elle est revenue, ou plutôt je crois que je l'ai portée, puis je l'ai conduite aux urgences. On est restés trois heures avant de ressortir et de rentrer chez nous.
Ce soir, en farfouillant dans ma poche pour chercher ma carte de crédit, j'ai retrouvé le papier.
Chaque mardi, après le travail, je passe voir le père d'Ava. Je suis jardinier. J'apporte du terreau, sème, et arrose régulièrement les plate-bandes de pensées et de lantanas blancs de son jardin à la française. Je coupe et taille les haies d'abélias colorées de rouge et d'ocre, à l'intérieur des grilles qui ceinturent sa villa. Je sonne une fois pour avertir de ma présence avant de taper le code d'entrée.
Je contourne l'imposante maison à deux étages pour ouvrir le petit cabanon derrière où sont entreposés les outils. Muni de ma binette, je m'accroupis et commence à éclaircir à dix centimètres autour des fleurs, j'espère finir à temps avant l'orage qui s'annonce. Une demi-heure plus tard, quelques grosses gouttes forment des taches sur le vert de ma combinaison de travail.
Avant de partir, je réalise qu'aujourd'hui, c'est la fin du mois et donc jour de paye. Je monte les six marches du perron de granit et appuie sur le bouton de l'interphone tout en constatant la noirceur sous mes ongles. La femme de ménage se précipite à petits pas, tout en tirant sur sa blouse chiffonnée au-dessus des rondeurs de sa taille, pour ouvrir l'une des grandes portes vitrées ornées de ferronneries dorées.
A ma vue, elle aussi semble se souvenir :
— Attendez-là, je vais prévenir monsieur.
Au moins je suis à l'abri sous le porche maintenant qu'une réelle averse s'est mise à tomber.Au bout de cinq minutes, j'entends le pas trainant de mon beau père avant qu'il n'apparaisse. De grande taille, son buste semble flotter comme un fantôme dans sa chemise blanche au-dessus d'un pantalon de soie noire et de sandales en cuir de luxe. Arrivé à ma hauteur, je trouve que ses yeux sombres s'enfoncent de plus en plus dans leurs orbites et que son front est plissé comme du papier mâché. Il me toise de toute sa hauteur avant même que je n'ouvre la bouche :
— Bonsoir monsieur, Ava vous passe le bonjour...
Pour toute réponse, il lève les yeux au ciel et me tend quatre billets de 20.
— Merci monsieur, la semaine prochaine je finirai ce que je n'ai pas pu faire ce soir.
— C'est ça, au revoir...
Aussi sec, il tourne les talons et me claque la porte au nez. Je descends les marches en ramenant le col de mon parka sur la tête afin de me protéger jusqu'à mon camion.Au moment de démarrer, j'aperçois mon collègue Gérard avec qui je partage l'entretien des jardins de ce quartier. Il sort d'une propriété un peu plus haut sur le même trottoir, lui au moins porte un ciré à capuche ! Je baisse ma vitre et l'appelle. Il me demande comment va Ava ?
— Elle se remet petit à petit...
Je n'ose pas lui dire la vérité mais je précise :
— Mais je ne sais pas encore quand elle pourra reprendre son travail...Et toi, ça marche les affaires ?
J'ai cru qu'il allait chialer quand il s'est mis à parler. J'ai tenté de le réconforter et puis j'ai filé au supermarché.En revenant, je tourne la clé dans la serrure, Ava n'est pas là. Elle débarque cinq minutes plus tard comme si elle sortait de son lit, ajustant sa robe manifestement de travers sous son gilet. Alors que je dépose une boite de haricots verts et deux steacks sur la table de la cuisine. Ava s'exclame :
— Quel besoin avais-tu d'acheter tout ça ?
— J'ai de l'appétit pour deux si tu n'en veux pas...J'ai travaillé chez ton père ce soir.
— Ah ! Comment va-t-il ?
— Pas très bien. Je lui ai dit bonjour de ta part et il n'a rien dit, tout en me fixant avec des yeux de fou, ça ne s'arrange pas...Je sors deux poêles du placard et y place un peu de beurre. J'allume les feux de la cuisinière, mets les haricots verts dans l'une et les steaks dans l'autre. Ava reste à côté de moi sans rien faire. Après l'accident, elle avait changé. Un comportement étrange, quelquefois une étrangère. Tout ce qu'elle appréciait avant ne lui dit plus rien. Si je ne m'occupe pas de la cuisine, elle s'en fout, ne mange pas. Pourtant elle a besoin de force, elle est toute maigre, elle ressemble à une japonaise maigre, un peu garçonne avec ses cheveux courts et sa peau blanche. Elle s'est mise à fumer comme moi, mais si il n'y a plus de cigarette, c'est moi qui descend les six étages d'escalier pour en acheter.
Je pose deux assiettes et couverts sur la table de la cuisine ainsi que deux verres, de l'eau et nous sert. Vingt minutes plus tard, Ava n'a pas touché son assiette, je verse son contenu dans la mienne et enfourne le tout. Les journées au grand air donnent faim. Histoire d'égayer l'atmosphère, je lui raconte les dernières péripéties de mon collègue :
— Tu sais, Gérard, celui avec qui je travaille de temps en temps, et bien ça y est, encore un client qui l'a viré !
— Qu'est-ce qu'il a fait ?
— Le client voulait qu'il le débarrasse des racines invasives du murier qui trône devant sa maison. C'est un arbre qui étend ses racines très loin autour de lui, il y avait des rejets sur toute la pelouse. Ni une, ni deux, le Gérard, il a sorti son Round Up et les a aspergées aussi sec.
— Et alors ?
— Et bien ça a marché...Jusqu'à maintenant, mais aujourd'hui le murier a crevé !
— Et ça te fait rire ? Tu pouvais pas le prévenir au lieu de te moquer de lui ?
— Ben je savais pas qu'il avait fait ça...Le dîner est terminé, je me tais. Ava ne me regarde pas dans les yeux mais ses coups d'oeil furtifs me disent qu'elle va parler, qu'elle attend le moment propice. J'observe ce qui m'avait échappé jusqu'alors, son visage est trouble alors qu'elle-même est troublée. J'ai du mal à faire le point moi-même visuellement et à interpréter.
Tout à coup elle relève la tête vers moi, comme pour me défier :
— J'ai deviné tu sais, ce qu'il y a dans tes yeux ce soir...
— Et d'après toi, c'est quoi ?
— Tu ne me supportes plus, tu voudrais être loin d'ici, ne m'avoir jamais connue...
— Tu as en partie raison ...Tu n'es plus la même...Ava pleure silencieusement, renifle, essuie une larme qui coule sur sa joue d'une main furtive, avant qu'elle ne dévale sur la courbe à peine prononcée de ses seins cachés sous son pull gris.
— Mais qu'est-ce que j'ai fait ? Tu ne m'aimes plus ?
— Je t'aime tellement que j'en deviens fou...
— Alors pourquoi es-tu en colère ?
Autant en parler :
— Tu t'enfuis...Je le sens...Tu as un autre homme ?
— Qu'est-ce que tu racontes ?
— Pourquoi tu n'es jamais là quand je rentre ? J'ai envie de te voir quand j'arrive.
— Mais moi je suis tout le temps là, il faut bien que je sorte...
— Tu peux le faire toute la journée...
— Je trouve ça bien de te laisser de l'espace quand tu rentres à la maison, que tu aies un moment pour toi, chez toi, sans moi.— Comment peux-tu savoir ce dont j'ai besoin...Revenons sur le sujet, si je te demande si tu as un autre homme, c'est aussi parce que je ne peux plus te toucher.
— Je ne suis pas bien depuis l'accident, tu peux comprendre ça non ? En fait tu ne regardes que ce qui te concerne. Tu voudrais que je sois le bon petit soldat comme avant, qui t'accueille avec de bons petits plats, qui s'occupe de la maison et de ton petit confort et toujours excitée au lit...Désolée, je ne peux pas, je ne peux plus....
— Tu mens...
— Quoi je te mens ! N'importe quoi !Excédé, je me lève, décroche ma parka du porte-manteau, l'enfile, et dégringole les marches jusqu'au rez de chaussée. Dehors, l'atmosphère est encore chargée d'humidité et j'ai du mal à allumer ma cigarette aussi parce que mes mains tremblent. C'est la première fois qu'on se dispute comme ça, Ava et moi.
Je lève le nez en l'air, le vent a chassé les nuages, les toits luisent à la lumière des étoiles resplendissantes. Je les contemple un moment avant que le froid ne s'insinue en moi. A la recherche de mes clés, c'est le papier de l'hôpital qui se retrouve dans ma main. Je m'approche d'un lampadaire tout en le dépliant et tente de déchiffrer. Je reconnais les lettres des prénom et nom d'Ava en capitales, ça c'est facile. Par contre, je m'efforce d'épeler les caractères gras au-dessus : A C T E D E D E C E S.
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UN HOMME PARFAIT
ContoRecueil de nouvelles : des femmes dirigeantes décident de se passer du genre masculin, Un homme nie la réalité, Un fils enterre son père, un homme largue sa femme pour une plus jeune, une rencontre insolite sur un site, un bienfaiteur de l'humanité...