BIENFAITEUR DE L'HUMANITE

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Brad, celui qui choisit les reportages et les journalistes, me fait signe de m'asseoir alors que je viens de rentrer dans son bureau qui pue le tabac. Je m'affale dans l'un des fauteuils de cuir noir, moelleux à souhait, et patiente devant sa silhouette trapue qui tourne en rond tandis que ses doigts jaunis jonglent avec cinq portables.

D'une voix polie, posée mais ferme, il entretient plusieurs conversations en même temps :
— Je crains qu'on ne remette au numéro du mois prochain, l'article sur les Ouïgours au Xinxiang. Les réseaux sociaux s'agitent sur le sujet, les Chinois font pression par tous les moyens, il serait judicieux d'attendre sauf si on veut enfoncer le clou...Ouais, on se donne un peu de temps pour réfléchir, c'est ça...A plus...
— Allo, ouais, ça va ? ...Justement, je crois que j'ai le bon gars pour JG...c'est presque fait, t'inquiète ! Je sais, il faut pas louper le coche, pour une fois que ce mec admet un journaliste de News-World dans sa cour, faut pas louper le truc, je te rappelle...

Enfin il s'écroule sur le canapé en face de moi, tandis que j'allume une cigarette. Les lieux où c'est encore permis sont tellement rares que je ne rate pas une occasion. En souriant il lance :
— Je ne sais pas si tu as deviné, mais le bon gars, c'est toi !
— Moi, faire un reportage sur JG ? Tu déconnes ?
— Non pas du tout...
— Mon truc c'est plutôt le marginal, le border line, pas l'industrie 2.0 du capitalisme à outrance avec la politique qui va avec ! D'ailleurs, je peux pas le blairer ! Comment peux-tu penser une seconde à me coller dans les pattes de ce Super Business man.

Brad a ses petits yeux pétillants :
— Et bien voila, tu viens d'énoncer toi-même la raison de mon choix, je préfère envoyer un mec qui, à priori est déjà contre...Tu vois ce que je veux dire, quand tu t'opposes, tu es plus critique, tu observes mieux parce que tu cherches les failles, le revers de la médaille, tu te laisses moins embobiner...
Songeur, je laisse passer quelques minutes avant qu'il ne me relance :
— Bon alors ? C'est oui ?

Il lève sa main en l'air vers moi, je toppe ! C'est ok. Il se lève et se dirige vers son bureau en roulant des mécaniques, attrape une enveloppe kraft épaisse qu'il me tend :
— Tiens, tout est préparé là-dedans, il t'attend demain à 9h dans son super labo ! Des questions ?
Brad va vite, ne s'embarrasse pas des détails, mais il a une bonne équipe et ses dossiers sont préparés avec minutie. Alors je réponds :
— Non, je vais lire tes infos.
— Ok, salut mec, tiens-moi au jus...

Je n'ai pas encore tourné les talons que la sonnerie de deux de ses portables retentit. La porte se referme derrière moi face au palier où attendent trois personnes devant l'ascenseur que j'ignore, et dévale les escaliers. Une fois dehors, je m'arrête cent mètres plus bas à la terrasse du café au coin de la rue où j'ai mes habitudes, prends place, allume une cigarette et déballe le contenu de l'enveloppe.

D'abord une photo de JG prise il y a deux mois, lorsqu'il a été sacré « homme de l'année », où il figure de plain-pied : bien bâti, allure élancée dans un polo et un jean bleu ciel assortis à ses yeux de dominateur, tempes grisonnantes pour ne pas paraitre trop jeune, sourire de killer à la dentition parfaite. Il est le pur produit représentatif de sa boite.

Une voix m'interpelle :
— Salut Dany, un demi ?
C'est le patron. Il s'approche de moi, éponge et torchon à la main, se met à essuyer la table avant d'y poser un cendrier.
— C'est ta nouvelle cible ?
— Ne t'avise pas de regarder dis-je en rangeant les photos...Oui un demi, s'il te plait.
— Ah ah ! C'est ton prochain scoop ?
— Qui sait ?

Dés qu'il a tourné le dos, je pioche à nouveau dans le tas de documents.
Une photo de sa femme, Melody, une brune à la bouille ronde et aux cheveux courts dont les yeux verts en amande sont tristes et attendrissants. Bien qu'elle soit petite, ses attaches fines la rendent mince dans sa robe noire moulante. Elle serait très sexy si elle n'était pas affublée de trois morveux à ses pieds, enfants gâtés aux airs supérieurs à qui je donnerais volontiers des claques. S'il le faut, je suis prêt à sacrifier mon corps pour la consoler, en échange de confidences juteuses par exemple, mais n'anticipons pas.

Voyons la suite, maison paradisiaque de 1200 M2 en Floride avec tout ce que vous pouvez imaginer dedans que vous et moi sommes incapables de s'offrir bien sûr. Le jet privé de JG l'emmène aux quatre coins du monde dés qu'il le désire ainsi qu'un hélicoptère, bateau, moto et flotte de voitures exubérante.

Le patron réapparait avec ma bière et repart servir d'autres clients. Après une gorgée rafraichissante, j'allume une autre clope et poursuis ma lecture.
Le gars est diplômé de Princeton, sa promotion bla bla bla...Et collectionne les Masters en science informatique bla bla bla ...Bien sûr grâce à son papa déjà bien riche puis, après une carrière dans la finance, bla bla bla ...Il monte sa boite Human Potential. Les articles de la presse concurrente le portent aux nues : bienfaiteur de l'humanité, intelligence clairvoyante, précurseur, innovant et j'en passe et des meilleures. Trop beau pour être vrai...

Je laisse quelques pièces sur la table pour ma consommation et me mets en route vers mon studio. L'automne arrive par petits souffles d'air frais s'engouffrant dans ma chemise en jean et je presse le pas tenant l'enveloppe de ma mission contre mon coeur. Je marque un arrêt au Sushi Shop de mon quartier avant de retrouver mon intérieur minimaliste. Un lit double, quand même, un bureau surmonté d'un fatras informatique dont deux grands écrans, une petite salle de bains avec toilettes et un coin kitchenette à l'opposé d'une grande baie vitrée coulissante donnant accès à un balcon.

C'est mon refuge de fumeur étant donné que je déteste l'odeur de tabac froid. Je me roule un joint, enfile un pull avant de le fumer dehors. Pour l'instant JG n'a commis qu'une faute, celle de remercier ses employés et ses clients lorsqu'il est revenu d'un voyage expérimental dans l'espace et de clamer que cela n'aurait pas été possible sans eux ! Certains confrères ont quand même noté que c'était un beau foutage de gueule !

Je décapsule une bière et attaque mes sushis de bon appétit. Mon repas terminé, j'allume mon ordinateur et fouine de tous côtés à la recherche d'informations hors contrôle de JG, c'est à dire le Dark Net. Une avalanche de propos orduriers sur lui envahit d'abord mon écran. Pas la peine de s'y attarder, ces injures sont sans objet ou référence à des actes ou des paroles réels, c'est du pur défoulement gratuit sans queue ni tête.

En fouinant un peu plus précisément, je découvre des liens discrets avec une attachée de presse, des laboratoires pharmaceutiques, le ministre de la santé et son cabinet, des hommes politiques de tous partis...Je contacte un pote hacker avec qui j'échange souvent des tuyaux, car je vais avoir besoin d'une carrure pointue pour m'attaquer à l'intimité de JG.

UN HOMME PARFAITOù les histoires vivent. Découvrez maintenant