Chapitre 3

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Tout comme moi, Basile dévore son déjeuner et je lui propose une courte promenade au parc. Une fois revenus, je me change, remets à leur place les affaires que j'ai empruntées, embarque un paquet de biscuits et une petite bouteille de lait dans mon sac à dos.

A peine entrouvre-t-elle la porte que j'annonce à sa mère que je suis très pressée.
— D'accord Erin mais comment s'est passée la journée ? Basile a bien mangé ?
— Oh oui, madame, il a même repris des céréales, des biscuits et mangé des fruits !
Son portefeuille à la main, elle interrompt son geste pour reprendre ma phrase avec étonnement :
— Il a mangé des fruits ?
Je lui arrache presque des mains les 80 euros qu'elle a préparés et m'éclipse en criant :
— Au revoir Basile, Au revoir madame.

Je saute de joie, 2 jours de « Live the life you dream » assurés. Toute proprette, j'affiche un sourire radieux quand je me pointe à 20H précises au Cyber cafe devant David et que je lui tends les 4 billets de 20. Il se saisit de ma carte d'abonnée pour la créditer et marque un temps d'arrêt avant de me la rendre en précisant :
— Tu pars à 2H comme tout le monde, hein ?
— Oui, oui, t'inquiète ! Merci encore pour hier.

Je me précipite vers la station de connexion la plus proche des toilettes et m'y installe. Casque sur la tête, mains, bras et pieds glissés dans la combinaison emplie d'électrodes, je démarre ma session là où je l'avais laissée hier. Six heures de Méta-Vie chaque jour me remplissent de bonheur, je suis grave heureuse !

Cette fois-ci, je ne me laisse pas surprendre. Un quart d'heure avant la fermeture, je débranche et range les câbles, quitte ma station, enfile mon blouson et sac à dos tandis qu'autour de moi tout le monde fait de même. Je traine un peu jusqu'à ce que les deux derniers s'en aillent et je vais m'enfermer dans les toilettes.

 Au bout d'un moment, j'entends les pas de David, le volet roulant qui descend, le compteur qui disjoncte, à nouveau ses pas et la porte qui cogne. Comme la veille, je m'accommode d'un coin où m'allonger.

Dans une demi-somnolence, je me vois dans mon hôtel particulier à Paris où une cinquantaine de personnes parées pour ma réception, déambulent un verre à la main, bavardent, rient, grignotent des canapés, dansent et draguent sur une piste aménagée au son d'une musique orchestrée par un DJ.

Des douleurs dans mon dos me réveillent à cause du sol trop dur et j'ai froid. Je me redresse pour m'asseoir en me calant contre le mur. Ce sont des pensées tout à fait réalistes qui m'assaillent maintenant. Si je ne retrouve pas mon sac et Joël demain, je fais quoi ? Jusqu'à présent, Joël me laissait une partie de son stock de came dans mon sac, moins de risques pour lui et une avance pour moi. Il me suffisait d'en vendre pour le payer lui, et empocher un petit bénéfice. Je rencontrais toujours quelqu'un qui en voulait.

 Mais ce qui me rend triste, vraiment, c'est qu'à part deux jeans, tee-shirts, chaussettes et culottes qui étaient dans mon sac, il y a la seule chose qui me rattache à mes racines et me rappelle d'où je viens. Une photo de ma mère, ses longs cheveux noirs flottant au vent et sa peau mate exposée au soleil tandis qu'au bord d'une plage à l'eau transparente, elle montre à une enfant de 3 ans, moi en l'occurence, une étoile de mer.

Nous avons débarqué à Paris pour mon entrée au collège. Une suite de petits boulots a permis à ma mère d'assurer notre subsistance et un toit jusqu'à mes 19 ans. Il y a six mois, un cancer l'a emportée et je me suis retrouvée à la rue. Des larmes roulent sur mes joues et je ne peux plus m'arrêter de sangloter. A 6H du matin, n'y tenant plus, je quitte les lieux et déambule dans les rues mornes et désertes de Paris.

Je rôde à nouveau dans le quartier du squat tout en piochant dans mon paquet de biscuits et avale d'un trait ma bouteille de lait. Les flics sont partis mais des planches clouées et des parpaings empilés bouchent l'accès. Je me réfugie dans le métro pour me réchauffer. L'affluence de gens m'étourdit, je me laisse porter par le courant le plus fort sans résistance, je veux oublier, je veux m'oublier.

J'avance en flottant, comprimée par la foule autour de moi, soulevée d'un côté puis de l'autre, entraînée jusqu'à un bout de quai où je m'échappe du tourbillon pour m'affaler sur l'une des chaises en plastique jaune de la station.

Au bout d'un moment, je m'assois par terre, découpe de mes mains l'emballage du paquet de biscuits pour en faire une sorte de sébile et ouvre ma main, paume vers le ciel. Par moments, mon esprit s'évade et Pamela Farecoad joue en studio la scène du film où elle prépare sa revanche. Au clap de fin, je suis entourée par toute l'équipe qui me porte aux nues et félicitée par le réalisateur. Je vole vers ma loge dans un nuage de louanges avant de sauter dans ma Porsche décapotable. Je longe les quais de Seine, enivrée par le succès et la vitesse, l'air qui fouette mon visage ravive un sentiment exaltant de liberté.

Mais lorsque je relève la tête c'est pour entendre le martèlement au sol de la multitude de pieds devant moi, dans un sens et dans l'autre, marquant les secondes, les minutes, les heures qui s'écoulent lentement jusqu'au soir. J'ai ramassé 4 euros en tout et pour tout, à peine de quoi manger. Toujours pas de message sur mon portable, ni aucune proposition de job ou réponse de Joël.

Fatiguée, j'émerge du métro à la nuit tombée, j'achète 3 pains au chocolat pour mon dîner avant de rejoindre le Cyber café et le cours de ma Meta-vie.

C'est ma dernière soirée de jeu payée. J'ai l'impression que David a deviné que j'ai dormi là hier mais fait semblant de ne pas avoir repéré mon manège. A 2H, je me réfugie dans les toilettes et laisse le silence envahir le local vidé de ses occupants.

Ce n'est pas possible, je ne peux pas quitter cet endroit sans profiter encore de la seule vie qui vaille. Je dépose par terre blouson et sac à dos, me dirige droit vers le disjoncteur électrique pour le rallumer puis vers une station pour me connecter.

Je tape mon login et mot de passe mais la session ne démarre pas et l'équipement ne fonctionne pas. De rage j'assène des coups de poing et des coups de pied dans le matériel, crie mon désespoir en pleurant quand un signal d'alarme se met à hurler.

Mes jambes flageolent de peur, je reste tétanisée, mains sur les oreilles jusqu'à ce que je reconnaisse un autre son qui approche : des sirènes de police. Fuir ? Pour quoi faire, aller où ? Au centre social pour femmes fermé la nuit ? Manger, me laver puis, le soir tombant, affronter à nouveau cette réalité misérable ! Je préfère laisser la société statuer sur mon sort.


UN HOMME PARFAITOù les histoires vivent. Découvrez maintenant