LARGUÉE

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1982. Grèce.

L'impression de sentir quelque chose arriver derrière soi et que les bruits autour cessent tout à coup.

Le doux clapotis contre la coque s'estompe, laissant l'eau juste miroiter en silence sous le soleil. Les drisses ne frappent plus contre les mâts des voiliers comme si le vent et le roulis n'existaient plus. L'agitation sur le quai s'interrompt. Équipages, pêcheurs et promeneurs lèvent la tête vers le bateau noir battant pavillon français qui vient de surgir de derrière la jetée tel un spectre, pour pénétrer dans ce petit port du Péloponnèse.

Le foc et la grand voile, fatigués et grisâtres, s'affalent d'eux-mêmes sur le pont lorsque le ketch dépasse la bouée verte à son tribord. Petit à petit, émerge le torse nu et athlétique d'un homme à la peau tannée au fur et à mesure qu'il arrange les plis des voiles avant de les fixer avec des tendeurs ou des bouts[1], celle d'avant contre les filières, l'autre autour de la baume. Il effectue ces manoeuvres sur un rythme lent et parfaitement synchronisé au temps imparti pour chacune des tâches, avant de se retrouver à la proue, l'amarre à la main, prête à être lancée.

C'est la place à côté de nous qu'ils visent, Paul et moi déplaçons rapidement les défenses sur toute la longueur du bord droit de notre voilier Tabo pour le protéger de son futur voisin.
A moins de quinze mètres, je distingue une femme derrière la barre à roue, la quarantaine dans un tee-shirt gris, sur lequel est inscrit : Sultanat d'Oman en rouge, au-dessus d'un jean bleu délavé.

Son compagnon envoie la corde à quelques mains tendues déjà prêtes sur le quai, avant de sauter lui-même d'un mouvement leste et rapide, pour retenir le voilier avant qu'il ne cogne le mur. Paul et un autre type lui viennent en aide en maintenant leurs bras agrippés au balcon avant. Je les rejoins d'un bond.
— Le moteur est en panne...Annonce le nouvel arrivé sans sourire. Vous pourriez nous aider à haler le bateau pour mettre l'arrière à quai ? Au fait, moi, c'est Bruno.
On se serre la main, Paul, Michèle.

Son crâne est rasé, son visage marqué de quelques rides indique la cinquantaine et de ses yeux marrons émane une colère sourde. Un dragon tatoué noir et rouge recouvre son épaule gauche, le genre qui en impose...

Aussitôt dit, aussitôt fait, nous sommes cinq à nous saisir chacun d'une corde à l'avant ou à l'arrière et passant par le pont du Tabo et du voilier de l'autre côté, nous sortons « Black Storm » de sa place. Tirant, poussant, petit à petit et de manière coordonnée, la manoeuvre du demi-tour s'effectue sans heurts pour ramener la poupe du voilier dans le bon sens, régler les amarres et installer la passerelle.

Encadrée de cheveux châtains foncés coupés à la hauteur des épaules, celle qui se présente sous le nom de Marie Claire a les traits sévères et crispés malgré la lumière de ses yeux bleus. Je pense au stress lorsqu'on arrive de la pleine mer et que l'on vient se garer dans un port, tel un parking aux places minuscules et en plus sans moteur ! Alors, bêtement, je la rassure :
— Parfaitement réussie votre arrivée, tu peux décompresser...
Elle me lance un regard à la fois étonné et glacial avant de répondre :
— Au bout de dix ans de navigation...
Sa voix est grave et lasse. Paul relance Bruno :
— Vous venez d'où ?
— Tu veux dire la dernière escale avant ici ? De Cythère.
— Et avant ?
— Cela fait trois mois que nous avons quitté l'Inde, remonté la mer rouge et pris le canal de Suez avant la méditerranée.
Je m'écrie :
— Ah ! C'est fantastique, c'est justement le voyage que nous voulons faire mais dans l'autre sens...

Apparemment ma remarque tombe à l'eau et n'intéresse personne, j'aurais bien aimé leur demander des conseils ou des bons plans , mais je les sens impatients de nous laisser, peut-être sont-ils fatigués, je dis :
— Bon, à plus, si vous avez besoin de quelque chose, n'hésitez pas...
Sur ce, ils remontent sur le pont de leur voilier et disparaissent à l'intérieur par l'échelle de descente.

Paul et moi restons encore sur la terre ferme à examiner leur bateau. Je m'interroge :
— Tu crois qu'il aura cette tête là, notre Tabo quand nous aurons fait notre périple ?
La peinture noire sur les traverses en bois de la coque s'écaille comme de grandes plaques d'eczéma au-dessus de la ligne de flottaison et ce que l'on aperçoit sous l'eau est incrusté de coquillages et d'algues car la dernière couche d'antifouling ne date pas d'hier. Ce qui doit le rendre plus lourd, nettement moins glissant, c'est un voilier de bohème qui prend son temps.

Le pont en teck est devenu gris à force de sel et certaines lames rebiquent là où il n'y a plus de vis pour les tenir. Le grand mât et l'artimon pèlent, tels des arbres dont se détachent des lambeaux d'écorce, les haubans métalliques qui les maintiennent pleurent de rouille. Paul s'exclame :
— Il revient de loin celui-là, je ne sais pas quel âge il a mais il est au bout du rouleau.

Il est 20H et le soleil est encore chaud en ce mois de juin, je propose à Paul d'aller prendre un apéritif sur les terrasses de la place du village, agrémentées de vigne vierge. Nous paressons en sirotant notre ouzo et mon imagination m'entraîne vers le voyage de Bruno et Marie Claire.
— C'est génial leur traversée, ils ont dû s'arrêter au Sultanat d'Oman, puis le golfe d'Aden, Djibouti...Incroyable...
Paul remarque :
— Je me demande depuis combien de temps ils naviguent...
— Marie-Claire a parlé d'une dizaine d'années, tu crois qu'ils ont toujours été deux ? Ils n'ont même pas besoin de se parler pour les manoeuvres...
— Je t'avoue que je nous vois mal faire tout ce trajet seuls...

C'est la raison pour laquelle nous attendons des équipiers ici demain soir. Nous prenons tranquillement le chemin de retour vers le port et achetons deux Pitas à la viande pour notre dîner. Tout à coup, je donne un coup de coude à Paul et lui désigne Black Storm du doigt.

Une jeune femme dont la peau très blanche contraste avec sa combinaison short noir traverse la passerelle, chausse des tongs sur le quai et se hâte vers nous. Grande et fine, la vingtaine à tout casser, tirant sur sa cigarette blonde, j'observe un petit nez retroussé entre deux yeux clairs sous une chevelure courte quasi rousse. Paul et moi nous regardons en levant nos sourcils de surprise : est-ce leur fille ?



[1] cordes

UN HOMME PARFAITOù les histoires vivent. Découvrez maintenant