Chapitre 2

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La conscience en éveil, il parcourut encore une centaine de mètres avant de longer un muret où pissenlits, pervenches, petites fougères réussissaient à pousser dans les interstices. Quelquefois, en pleine ville, il arrivait que la nature ne se laisse pas anéantir, elle explosait le béton et le bitume là où théoriquement, c'était impossible.

Il arriva enfin à la rivière où il avait prévu d'en finir et s'agenouilla au bord, là où elle était la plus profonde. L'eau ruisselait, limpide et transparente malgré tout ce que les hommes déversaient dans les cours d'eau, souillant et gaspillant cette ressource sans laquelle la vie disparaitrait à tout jamais.

L'homme avait perdu tout lien avec la terre et le ciel, il vivait dans des illusions.
— C'est exactement ça, petit d'homme...
Cette fois, c'était la terre qui communiquait avec lui directement dans sa tête.
— Je suis vieille de 4,5 milliards d'années petit d'homme, et je suis fatiguée. Durant des millénaires, l'humain a fonctionné en coopération profonde avec la nature, les animaux et avec la partie sacrée de l'être. Puis tout s'est délité, le lien avec l'univers s'est rompu. L'humain est le seul de mes hôtes à ne pas se soumettre à ma nature.

Le dauphin ou l'éléphant vit toujours de la même manière alors que l'homme passe son temps à transformer tout ce qu'il a sur terre. Je ne sais plus quoi faire de ces enfants de 3 millions d'années qui inventent sans cesse de nouveaux jeux. Ils me tailladent, me torturent, creusent ma croûte à la recherche de charbon, de pétrole.

L'humain contourne les lois de la nature, il la soumet à son bon plaisir, il se croit le démiurge de la planète. Il croit dominer les autres espèces parce qu'il a la connaissance, l'arrogance et l'égoïsme qui me tuent. Il n'en a jamais assez, il monétise tout ce qui m'appartient et me méprise.

Les incendies, les tsunami, les tremblements de terre, les océans qui engloutissent les terres petit à petit, rien ne l'alarme, toutes ces épreuves ne lui apportent aucune sagesse, il continue de me détruire. D'ailleurs, ces garnements sont devenus fous, ils créent eux-mêmes des virus qui ravagent les peuples. Je te le dis petit d'homme, ce n'est pas la plus forte, ni la plus intelligente des espèces qui survivra, mais celle qui sera la plus apte à changer[1]*.

La voix se tut, laissant place aux gazouillis des oiseaux, au bourdonnement des insectes, au souffle du vent dans les branches, aux gargouillis de l'eau. Il rouvrit les yeux et se pencha en avant.

Les couleurs du ciel se superposaient aux plantes aquatiques, entremêlant réel et imaginaire dans le tumulte d'eau verte éclatante. A la surface, défilaient la jeunesse arrogante, l'adulte catalogué, la maturité résignée, la vieillesse écartée, des liaisons improbables, dangereuses ou fatales, les religions de la mort, l'argent omnipotent, la frénésie des hommes à se divertir, à s'étourdir dans leur confinement urbain, à jouir et détruire leur planète, les mères, les épouses, les filles et les soeurs aux coeurs débordant d'amour, le cortège d'instants affectueux, la maison de ses grands-parents puis les révoltes sociales, les ombres de l'hypocrisie, les discours politiques, la soif d'espérance, la renaissance de l'aube, les prisons de la liberté, l'orgueil et l'honneur bataillant l'abnégation et l'amour.

Tout s'embrouillait dans sa tête. Qu'était-il venu faire ici ? Se noyer ? Sa raison le fuyait et son coeur s'ouvrait. L'homme avait perdu ses repères biologiques, sociologiques, religieux pour rejoindre un fantasme collectif d'une vie parfaite ailleurs dans le virtuel.

Seule régnait l'économie dans ce bas monde, l'homme se croyait le roi alors qu'il était le roi de rien du tout ! Plutôt que de mourir, il devait se servir de son art pour convaincre les hommes qu'ils allaient droit dans le mur et qu'à force de manipuler la nature, ils étaient en train de mettre fin au genre humain.

Il inspira profondément l'énergie de la vie qui coulait à ses pieds et se releva. Il lui sembla avoir vingt ans de moins. En vain il chercha dans ses poches son carnet de notes. Le flot de mots qui l'envahissait le fit courir jusqu'à chez lui, de peur qu'il ne se déverse dans le vide. La longueur du retour l'exaspérait, il avait hâte d'écrire, sa mission était urgente, chaque minute comptait.

Arrivé à sa porte, ses doigts fébriles l'ouvrirent, pressé de poser ses arguments sur le papier. Les phrases qui se composaient sous ses yeux le surprenaient : on aurait dit un autre. Quelqu'un dont la poésie, longtemps absente, revenait enchanter le faste de la nature, redécouvrir l'extraordinaire dans la profondeur de l'ordinaire. Il fallait sauver l'homme pour sauver le monde avant qu'il ne soit trop tard.



[1] Charles Darwin

UN HOMME PARFAITOù les histoires vivent. Découvrez maintenant