ANTHROPO-LOGIC

11 2 5
                                    


La routine avait fossilisé les sensations. La banalité avait enfoui les émotions au plus profond de l'être. Le temps avait momifié les sentiments. Rien en lui ne suscitait d'entrain ou de joie.

Les espaces s'étaient réduits à des images sur un écran, emprisonnant l'horizon, la clarté du jour, les sons et les tons de la nature, la douceur ou la vivacité de l'air. L'encre et l'inspiration s'étaient évaporées, la plume et le coeur avaient séché.

L'intérêt, la curiosité étaient ensevelis sous les strates saturées de vacuité dans les échanges sur les réseaux sociaux, l'avalanche d'informations, les courants de la pensée unique. Les risques restaient tapis sous le principe de précaution entravant toute originalité, toute découverte susceptible de colorer différemment le monde.

L'empathie, qualité incontournable pour ressentir l'humanité se cloitrait obstinément dans les oubliettes. Que pouvait-on encore écrire et pour qui ?

Emmuré dans la vieillesse, l'indifférence, la solitude et l'égoïsme, qu'attendait-il pour débarrasser le plancher ? Un matin, laissant en plan son existence conforme, il entreprit le voyage du non retour.

Après deux heures de marche, ses pas l'avaient mené à l'orée d'un bois, dans une clairière, bordée au loin par des montagnes, dont les cimes étaient maculées d'une blancheur éternelle. Le coeur au bord des lèvres, oppressé, il fit halte, s'assit sur une pierre et leva enfin les yeux vers le paysage qui l'entourait.

De multiples corolles carmin de coquelicot ponctuaient l'étendue verte devant lui, évoquant le souvenir de sa soeur enfant, qui les transformait en poupées. Rabaissant les pétales, elle les attachait à la moitié de leur taille avec une ceinture de leur anthère noire. Elle modelait ainsi un corps de personnage en robe rouge, lui inventant un rôle au destin tragique dans son petit théâtre privé. Involontairement, une larme roula sur sa joue. Depuis combien de temps n'avait-il pas pleuré ? Une tendresse oubliée réchauffa son âme. Quels souvenirs les enfants de maintenant auraient à l'avenir, si ce n'est des batailles d'avatars dans leurs jeux video ?

Il offrit son visage aux rayons de l'astre céleste à son zénith dans l'azur. Il goûta un silence unique qui le rapprocha de l'absolu. Lui, petit d'homme sur ce sentier de terre, dans une région, un pays, un continent, sur la terre, aux confins de millions de galaxies, dans un univers illimité où tout était possible, irréel. Il était juste ici et maintenant.

Né ignorant de tout, devenu roseau pensant, courant à la recherche de la vérité et du bonheur sans jamais les atteindre, avant de retourner dans le cosmos, misérable poussière sans savoir ni mission. Ainsi se lamentait l'écrivain, accablé de tous les maux de sa condition.
— Non, mais voyez-vous ça ! Ce désespoir de petit bourgeois !
Tournant sa tête de tous côtés, il s'exclama :
— Mais qui parle ?
— Nous les abeilles qui t'abreuvons de miel...Alors que ton espèce nous pulvérise à coups de pesticide !
— Nous les insectes qui transportons le pollen de fleur en fleur, d'arbre en arbre afin que tu en récoltes les fruits, alors que tu nous aveugles la nuit de ton éclairage de ville inutile !
— Nous, les oiseaux qui chantons pour louer la nature nourricière qui nous abrite et nous protège de vos fusils.

Il ferma les yeux et prit sa tête entre ses mains. Que lui arrivait-il, il entendait des voix, devenait-il fou ? Le regard baissé vers la terre, il aperçut un défilé de fourmis trimbalant de minuscules boules, graines, nourriture, sable, l'activité intense d'un microcosmos. La circulation avait été interrompue un instant par ses chaussures avant d'opérer un contournement très rapide de l'obstacle.
— Non mais vraiment, comme si c'était pas assez difficile comme ça ! Nous travaillons sans relâche pour subsister et monsieur vient poser ses fesses et ses pieds juste en plein milieu de notre route...Pft ! Les hommes sont des empêcheurs de tourner en rond...

Surpris comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, il se releva doucement en évitant d'écraser ces petites bêtes et poursuivit son chemin.

Une légère brise raviva son allure et des fragrances de romarin, de genet et de pin parvinrent à ses narines. Levant son nez vers le ciel, il aperçut les pentes des montagnes recouvertes de rocailles grises en haut et parsemées en bas d'une végétation si dense qu'il ne pouvait nommer tous les verts de cette palette : gris, argenté, tendre, jaunâtre, foncé, céladon... Une sorte d'écho interrompit sa contemplation :
— Surtout, laissez-nous tranquilles, arrêtez d'extraire pierres, minerais, schiste etc...A coups de dynamite, seuls le vent et la pluie ont le droit de perturber le calme ici.

Courbant le dos, penaud, il s'éloigna pour rejoindre la forêt qui elle aussi, s'adressa à lui lorsqu'il y pénétra :
— Sens-tu nos parfums capiteux petit d'homme ? Sens-tu l'ombre rafraichissante de mon feuillage ? Quel dommage que tu ne puisses admirer ma canopée spectaculaire exposée à la lumière du soleil. Au lieu de ça, les hommes comme toi me cisaillent en tous sens, la déforestation me ravage, bientôt il ne restera plus rien de moi...

Un sentiment de culpabilité l'étreignit tandis qu'il s'enfonçait dans le sous bois. Son cerveau était-il sourd auparavant ? Insensible ?

UN HOMME PARFAITOù les histoires vivent. Découvrez maintenant