La brume du lac

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La jolie blonde était couchée sur un matelas défoncé, entourée de ses draps en coton. Le regard vide, elle fixait l'eau qui percolait d'une fissure au plafond. La jeune femme libéra un de ses bras qu'elle laissa pendre dans le vide, encore dans son lit, en suspension. Ses émotions semblaient anesthésiées, les gouttes d'eau tombaient dans une bassine à un rythme régulier qui lui rappelaient ce fameux son. Les trois coups de bâtons...

Son cœur se serra lui arrachant une ultime plainte. Aujourd'hui, Aïssa avait dix-huit ans et elle n'était plus une enfant qui vivait dans la crainte. Non, elle était devenue une femme qui se consolait avec sa douce marraine, la fée verte, que l'on connaissait mieux sous le nom d'absinthe. Le réveil lourd, les derniers matins ressemblaient souvent à un labyrinthe. Une nouvelle nuit passée à tenter de combattre ce souvenir, à boire pour oublier, à masquer les blessures, elle qui se forçait à rester éteinte.

Depuis sa rébellion contre sa grand-mère, Aïssa s'était égarée, car oui, elle l'avait perdue, son unique repère qui avait eu tendance à l'exploiter pour son propre profit. Jeune fille docile en apparence, trouver la force de se libérer de ses chaines avait été pour elle un défi. Mais sa réaction violente, ces pouvoirs qui s'étaient d'un coup déchainés lui avaient fait perdre le contrôle laissant en mémoire une seule photographie : le regard médusé de sa grand-mère, ses mains sur son cou, entourée d'un brouillard carmin qui, encore aujourd'hui, la terrifie.

Aïssa posa le bout de ses doigts contre son visage, comme pour prévenir l'arrivée d'un sanglot. Elle s'était jurée depuis ce jour de ne plus jamais réutiliser ses pouvoirs, comme pour éviter le chaos. Les pulsions qui s'étaient emparées de son être l'avaient brisée en mille morceaux. Jamais, au grand jamais, elle n'avait voulu lui faire du mal et encore moins avait désiré lui faire la peau. Tout ce que l'enfant cherchait à ce moment-là, c'était s'enfuir de sa cage, elle, le petit oiseau. Aïssa s'était échappée de son enfer, mais honteuse d'avoir cherché à faire du mal à son ainée et à qui elle n'avait plus jamais adressé la parole, silence-radio...

La pluie ruissela contre la fenêtre, dessinant des tracés connus de son visage. Les coulées salées qui creusaient des sillons, témoins de son propre naufrage. Aïssa se redressa péniblement, se leva et tituba jusqu'à son armoire, l'esprit encombré de milliers de nuages. Elle ouvrit la porte centrale qui lui permit d'admirer, dans la glace, son image. Un reflet triste, des traits tirés et fatigués, une tache de naissance circulaire, son doigt qui en fit le tour, un flash, c'était l'orage. Son regard se perdit dans cet éclat opalin venu de l'extérieur et illuminant tout le village.

Comme un tatouage, c'était une marque qui l'avait toujours intriguée, qui était sur sa peau depuis ses premiers souvenirs et qui jamais ne changerait. Mais la surprise fut totale lorsqu'Aïssa remarqua, sur ce cercle, un trait. Son ongle parcourut cette nouveauté incorporée et qui altérait son propre portrait. Une marque insolite semblant renfermer un secret... Elle se sentit basculer dans un étrange rappel, celui de la forêt. L'hiver y régnait, les flocons tourbillonnaient, et cet arbre mystérieux qui au centre de la foret trônait, elle eut un arrêt.

Son esprit se figea et son sang se glaça, coupant sa respiration. Aïssa sentit l'appel de ses pouvoirs qu'elle calmait depuis des années et qui firent leur réapparition. Sur la vitre, la buée se condensa progressivement, attirant son attention. La jeune enchanteresse s'en approcha, l'esprit bombardé par mille et une réflexions. Elle posa sa main contre cette fine pellicule d'eau qui n'avait rien à faire ici, une brume mystique qui faussait l'équation. La blonde se sentit plonger dans un autre monde, une autre dimension...

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Les stalactites fondaient lentement, laissant les gouttes d'une pureté inégalée plonger dans des flaques creusées à travers le roche. Aïssa ne reconnaissait pas ce lieu qui aurait fait le plaisir d'hommes armés de pioche. Elle fit un tour sur elle-même pour observer les alentours afin de vérifier que rien ne cloche. La jeune femme remarqua au loin un faisceau lumineux venant d'une encoche. Pas à pas, elle s'approcha de cette source de lumière et à son contact, elle reconnut l'aura de ses pouvoirs, si proche...

Une étrange sensation, une lumière qui l'enlaçait, un silence qui se brisait par un cri du cœur incompréhensible. Aïssa creusa de ses mains frêles en direction de cette chaleur irrésistible. Il y avait cet écho, il y avait cette atmosphère, ce halo si doux, si paisible. Dans sa chair, l'enchanteresse reconnaissait ce souffle qui l'enivrait, la réchauffait, prêt à l'enflammer, comme s'il s'agissait d'un combustible.

La paroi se fissura rapidement et facilement, comme si elle avait attendu son arrivée, comme pour enfin l'accueillir. La jeune femme se retrouva face à un paysage doré par le soleil et face à un spectacle incroyable, elle ne put s'empêcher de sourire. Il y avait une végétation luxuriante, le chant des oiseaux et un lac aux couleurs saphir. Ses cheveux dansèrent au rythme d'une brise légère, douce et agréable, le zéphyr. Aïssa ne put s'empêcher de laisser échapper un rire. Un éclat de joie, cristallin, annonçant la fin d'une silencieuse ire.

À la surface de cette étendue transparente, la brume virevoltait doucement. Comme un seul corps, comme dans une danse maitrisée, elle voyageait par-dessus le lac, partageant ses divins mouvements avec l'ensemble des éléments. L'enchanteresse avait le sentiment que quelque chose l'appelait tendrement. Son prénom resonnait dans les alentours et un chemin lumineux se dessina comme par enchantement. La jolie blonde se figea un instant à la bordure du lac et essaya de comprendre son intime sentiment.

Était-ce une épreuve, comme celle qu'elle avait surmonté dans la forêt en hiver ? Cette fois-là, elle avait cru que ses pouvoirs allaient la consumer et finalement, elle avait fini par se les approprier et à en faire son propre univers. Malgré tout, après une année aux côtés de sa grand-mère, Aïssa avait fini par connaître un sérieux revers. Cette image, ce regard apeuré, elle était encore hantée par ce souvenir, un véritable calvaire. Son unique repère devenu une étrangère, bien que ses desseins pussent être parfois pervers...

Dix-huit ans, un cap pas comme les autres, tout un symbole. Il était peut-être temps de trouver sa voie, celle qui ne serait pas imbibée d'alcool. Une petite voix lui hurla d'avancer, de suivre les lucioles. Indécise et tremblante, Aïssa se crispa un instant, les pieds fixés dans le sol. Soudain, elle sentit un voile l'entourer et sa tâche de naissance brula doucement, sa couleur tendant vers le doré, comme si elle se transformait en une auréole. Le trait, lui aussi, commença à briller et son cœur retrouva la parole.

Lui aussi tentait de la rassurer, alors, elle leva lentement les mains. La brume s'arrêta de se mouvoir au-dessus du lac et se mit à tournoyer autour d'Aïssa et de son bassin. Elle sentit des picotements traverser ses membres, et des larmes bordèrent le coin de ses yeux, illuminant ses traits féminins. La jeune enchanteresse se laissa guider, traversant le chemin balisé par les lucioles de ce jardin divin. Elle flottait à la surface, la brume assurant son avancée, tel un fidèle gardien. La blonde retrouvait ses sensations oubliées et enfouies, elle avait l'impression que tout ceci était lié à un bien étrange destin...

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Ses larmes tombaient de ses joues pour ne faire qu'un avec ce lac transparent. Percée à jour, elle faisait face à une silhouette qu'elle n'aurait jamais cru voir de son vivant. La brume se leva progressivement. Aïssa avait toujours eu l'impression qu'elle n'avait gardé aucun souvenir de ses parents. Pourtant, elle reconnaissait chaque trait, chaque courbe, chaque mimique de cette entité céleste qui flottait dans le vent. Elle aussi avait cette marque, cette tâche de naissance, comme un tatouage ancestral traversant le temps. Ses pensées allaient dans tous les sens et pourtant, Aïssa n'avait qu'un seul mot à la bouche : « Maman... ».

Recueil de nouvelles | 2018 à 2020Où les histoires vivent. Découvrez maintenant