Elle a vu

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Elle a vu dans le ciel ébène, une pluie de corps célestes traversant l'atmosphère, une véritable aubaine. Du bout du doigt, elle a suivi les tracés cosmiques avec son père, allongé à côté d'elle sur l'herbe tendre et douce de la pelouse. Ses petites mains se sont jointes sous le regard attendri et protecteur de son père. Ses boucles chocolat se sont mises à virevolter dans le vent. Elle a souhaité pouvoir chaque année observer ce merveilleux spectacle, accompagnée de l'homme de sa vie, en d'autres termes, son papa. Il lui a demandé quel vœu elle venait d'adresser aux étoiles, gardiennes de la Voie Lactée. Elle a placé son index devant sa bouche entrouverte et lui a murmuré : « Chut~ ! Tu sais bien que c'est un secret ! ». Elle a ensuite étouffé un rire malicieux entre ses mains, les joues rougissantes. Face à l'espièglerie de la petite, son père l'a rejointe dans un éclat de rire général qui, sous les lumières de leurs astres préférés, a semblé durer une éternité.

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Elle a vu ce corps fatigué, allongé sur le lit, un drap le couvrant jusqu'aux épaules. Son regard s'est perdu dans cette pièce d'un blanc immaculé, parsemée de quelques touches de couleurs amenées par les bouquets de fleurs. Les mines se sont figées dans la tristesse et le désespoir. La sienne s'est muée dans l'incompréhension, levant la tête vers sa mère et ses rivières salées parcourant son visage. Elle a senti sa main être maintenue plus fortement que d'habitude. Un florilège d'émotions exacerbées et de questions sans réponses face à l'homme de sa vie qui n'a jamais semblé bouger. Son père n'a pas dit un mot ce jour-là, ni ouvert les yeux. Elle a remarqué les traits des montagnes vertes s'affaisser de plus en plus sur l'écran disposé à côté de lui. Dans le courant de la soirée, il n'y a plus eu qu'une ligne horizontale au teint émeraude, un bruit stridant et brutal, quelques sanglots étouffés dans une chambre d'hôpital, marquant la naissance d'une nouvelle étoile...

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Elle a vu ces drôles de formes apparaitre dans le reflet miroir. Des mains, elle les a inspectées. Du bout des doigts, elle les a pincées. Les premiers signes de sa puberté. Elle a entendu sa mère hurler « Victoire, baisse la musique ! » tous les soirs. Elle n'a pas osé lui avouer, mais c'étaient ses paroles préférées. Mère célibataire, elle n'a pas cessé de se démener pour leur apporter de quoi manger. Elle a cumulé son job principal et quelques petits boulots pour les aider à tenir jusqu'à la fin du mois. À la fin d'un repas, en fin de soirée, Victoire a demandé pourquoi sa mère ne s'autorisait pas à se faire plaisir ; s'acheter de nouveaux vêtements, aller chez le coiffeur... Cette dernière lui a souri, les yeux brillants comme si les étoiles venaient d'y naître. Sa main s'est approchée du visage de sa fille et, de l'index, elle a caressé sa joue quelques secondes. Ensuite, elle lui a proposé un dessert et s'est levée de table. Victoire n'a pas compris pourquoi sa mère a simplement souri.

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Elle a vu des larmes séchées en quatrième vitesse d'un coup de manche rempli de maladresse, lorsqu'elle est arrivée le matin dans la cuisine. Les bras tendus et les mains agrippant le plan de travail, comme un rituel, sa mère a basculé son regard de la fenêtre jusqu'à sa fille installée à table. Tout cela sans oublier le symptomatique reniflement et le caractéristique « Victoire, ma chérie, tu as bien dormi ? » accompagné d'un sourire forcé, ainsi que des yeux plissés pour cacher le rouge qui s'y était invité. Victoire a senti son cœur se serrer dans sa poitrine, celle qui ne cessait pas de changer, cette mesquine. Elle qui n'avait rien demandé et subissait l'obligation de se transformer. Un soir, elle s'est installée à la fenêtre de sa chambre, elle a regardé l'immensité du ciel et ces points lumineux qui scintillaient d'une douce lumière. Son sourire émerveillé s'est dessiné, un court instant. Puis elle s'est remémoré son unique souhait, son unique vœu. D'un coup de main, elle a tiré le rideau pour s'abandonner dans son lit dans un ultime sanglot, déchirant la nuit.

Recueil de nouvelles | 2018 à 2020Où les histoires vivent. Découvrez maintenant