Face cachée

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Les fenêtres du bus sont grandes ouvertes pour espérer gagner un peu d'air. Sous une canicule intense, le bus 55 s'apprête à reprendre sa route après avoir accueilli à son bord une jeune et élégante femme. Cette dernière échange 10 dollars contre son ticket. Elle a une longue chevelure avec de jolies vagues dans les cheveux. Une couleur rousse, ardente, qui danse au fur et à mesure qu'elle avance dans l'allée centrale. Un bandana rayé noir et blanc soutient sa coiffure entourée d'un joli nœud, finement exécuté.

La jeune femme porte une valise rose fuchsia avec des sangles semblant avoir vécu de nombreux périples. Ses pas résonnent, quelques regards se tournent dans sa direction. Une jeune demoiselle la dévisage, de haut en bas. Deux adolescents se retournent, l'air hagard. Un vieil homme tourne les pages de son journal. Elle s'installe au fond du bus, à une place libre. La banquette est confortable bien que le car mérite d'être rafraîchi. Elle glisse son bagage sous le siège. Ses mains empoignent ses lunettes de soleil qu'elle replie pour replacer une branche sous le col de son chemisier blanc. Le soleil brille et s'y reflète intensément. Son regard se porte sur les écrits à l'indélébile ou gravés dans le bois de la banquette devant elle. Son index suit les traces d'un cœur. Un sourire s'invite à mesure qu'elle termine cette chorégraphie du doigt. Ponctué d'un soupir rêveur, sa tête se pose contre la vitre. Le moteur ronronne et le bus redémarre.

Les vibrations se font ressentir à travers la glace. Les petits chocs intermittents la plongent dans une longue introspection. Beaucoup d'idées se bousculent dans sa tête. Elle revoit les images de sa vie. Ce père violent, cette mère absente, cette gifle qui petite lui cassa une dent, ces pleurs cachés dans la penderie vétuste de sa chambre. Ensuite, il y a eu Tom. Son premier amour. Ce qui n'empêcha pas la première dispute, les remarques incessantes, les querelles de plus en plus fortes et puis cette baffe, la dernière, celle qui brisa son cœur et son amour. Elle se rappelle cette larme qui coulait toute seule, sans le moindre sanglot, de sa main posée contre sa joue, cherchant à calmer la douleur vive. La jeune femme se remémore cet homme effondré par son acte, regrettant immédiatement sa réaction disproportionnée. Sa bouche n'avait cessé de bouger, sans que le moindre son n'ait pu atteindre la jolie rousse. Un coup qui avait tout déclenché, qui avait réouvert des blessures cicatrisées. Un silence qui avait fini par tuer ses sentiments et son amour.

Le visage de la passagère baigne dans une douce lueur d'été. Il lui reste encore quelques heures de trajet, elle devrait arriver au terminus pour 20h00. Du moins, c'est ce que la vieille dame à la réception de son précédent motel lui avait indiqué. Le chauffeur arrête son véhicule à la station B. De nombreux passagers commencent à rentrer à bord. Une femme enlaçant son bébé dans ses bras. Un vieil homme d'affaire portant une chemise auréolée. Une bande de jeunes adolescents écoutant de la musique un peu trop fort et enfin, un séduisant jeune homme. Il semble avoir la vingtaine bien faite, comme elle. Son regard croise le sien un court instant. Une petite étincelle parcourt son corps. Les cheveux noirs en bataille avec quelques mèches tombant devant ses yeux, une chemise à moitié ouverte laissant apparaitre ses pectoraux couverts d'un duvet de poil très fin. Sa peau bronzée luit sous l'effet de la transpiration.

La jeune femme redresse quelques boucles qui s'étaient coincées dans son bandana. Il avance vers le fond du bus. Elle regarde furtivement à sa droite la banquette prise par deux adolescentes riant en effectuant quelques selfies. Il ne reste plus beaucoup de place. Elle ne peut pas s'empêcher d'espérer qu'il va s'installer à ses côtés. Ses doigts se croisent à l'abri des regards. La jolie rousse ferme les yeux un instant en fixant son regard vers l'horizon et soudain, elle sent une tape sur son épaule. Une voix s'élève dans le bus.

- « Mademoiselle, est-ce que la place est prise ? » demande-t-il poliment, la tête légèrement penchée.

La passagère se retourne et lui rend un sourire bienveillant. Elle lui répond qu'il peut s'installer sans problème. Oh non, absolument aucun... Du coin de l'œil, elle le dévore déjà. Le bus redémarre.

Recueil de nouvelles | 2018 à 2020Où les histoires vivent. Découvrez maintenant