Sourire brisé

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« DING DONG . . . DING DONG »

Encore... Est-ce que je vais réussir un jour à en être débarrassé ? Je regarde la pile de lettres ouvertes, toutes ces factures que je n'arrive plus à payer. La réponse est non. Ma maigre pension ne me permet plus de vivre dignement et ce depuis plusieurs années déjà. Il frappe à la porte. Je me lève difficilement jusqu'à l'entrée. Ma main se pose contre la poignée métallique et mon estomac se tord.

Que vont-ils me prendre cette fois-ci ? Mon argent ? Je n'en ai plus. Ma dignité ? Je l'ai perdue il y a longtemps. Mon espoir ? Porté disparu depuis que je suis entrée dans ce cercle vicieux de la dette. Mon sourire ? Ils peuvent rêver. Je prends une grande inspiration tout en retirant la chaine et j'ouvre la porte à ce vautour en costume trois pièces. Je lui adresse un grand sourire en signe de bienvenue.

— Bonjour Madame Laurent, me salue-t-il en tendant sa main que j'ai immédiatement serré. Vous me reconnaissez n'est-ce pas ? Depuis le temps.

— Monsieur Duvillier, ai-je répondu en plaçant ensuite mon bras vers le salon, entrez donc.

« Depuis le temps », comme il dit, mon humble appartement est presque devenu sa résidence secondaire. Il est un peu comme chez lui... Il s'est installé sur une des quatre chaises près de la table à manger. Maître Duvillier laisse tomber sa grosse mallette en cuir foncé sur la table. Son crane luit sous la lumière du lustre. Il n'a pas tardé à sortir mon dossier de son classeur. De l'index, il parcourt mes antécédents. D'un regard furtif, par-dessus son épaule, j'ai pris le temps d'inspecter ce qui était écrit avant de m'installer à mon tour, en face de mon bourreau.

— Je vois que votre situation ne s'est guère améliorée depuis la fois dernière, constate-t-il en s'emparant de sa paire de lunette rangée dans un étui en cuir lisse, couleur cognac.

— Vous savez, à mon âge, c'est difficile de faire autrement. Autant se contenter de ce que l'on a.

— Bien entendu, pour autant, vous ne m'avez pas versé d'acompte ce mois-ci et c'est ce qui motive la raison de ma venue. Est-ce que vous avez de l'argent ici à l'appartement ?

— Pas un rond.

— C'est embêtant, il range ses lunettes et joint ses mains. Je vais devoir faire un nouvel inventaire du mobilier restant et en estimer la valeur. Si d'ici la fin du mois vous n'êtes pas en mesure de payer votre acompte, je serai dans l'obligation de venir saisir la quantité nécessaire de vos biens pour régler vos dettes. Ce sont les règles, malheureusement...

« Les règles » ? Comme s'il s'agissait d'un jeu. « Malheureusement » ? Je ne vois pas le moindre signe de peine sur son visage. Il effectue son travail, tout simplement. Toutes ces belles formules pour masquer la misère dans laquelle je m'engouffre. Par moment, je me demande s'ils n'ont pas été engagé pour effectuer une chasse aux sorcières. On tente de nous lester au maximum pour voir si l'on va couler ou si l'on va flotter à la surface, grâce à un sortilège. Pour l'instant, je peine à reprendre mon souffle, la tête hors de l'eau. Je suis certainement une sorcière, mais pour combien de temps encore ?

Il sort son carnet, ainsi que son stylo noir, orné d'éléments dorés. Je reconnais le début de ce rituel. Maître Duvillier se lève et commence à faire le tour des pièces de mon appartement. Il prend des notes, mais ses mimiques en disent long... Le silence règne presque. On n'entend que le vague bruit du stylo sur le papier. Je ne peux pas m'empêcher de broyer du noir, malgré mon sourire de façade. J'aurais aimé que tout cela se passe autrement, si seulement...

Tout a commencé lorsque Gérard est tombé gravement malade. Les frais des traitements, les frais médicaux et hospitaliers ont vidé nos comptes épargne, jusqu'à ce qu'il parte et me laisse seule. Un départ dans la douleur, dans la souffrance et dans la précarité. A l'époque, nous étions déjà incapables de payer un lit d'hôpital digne de ce nom ou les services d'une infirmière quotidiennement. Il est parti dans son sommeil, comme il l'avait toujours souhaité. Je l'ai aidé, sans qu'il ne se doute de rien... Je ne supportais plus de l'entendre hurler la nuit, mais par-dessus tout, de voir ses larmes. Cet homme fier, mon homme, qui me laissait entrevoir ses failles. Dans son regard brisé, dans les sillons creusés sur son visage par la maladie, dans ses sanglots nocturnes, je pouvais y lire toute sa peine et cet espèce d'appel à l'aide... Je ne pouvais pas laisser l'homme que j'aime souffrir encore indéfiniment.

Recueil de nouvelles | 2018 à 2020Où les histoires vivent. Découvrez maintenant