Ce matin-là, une brume lourde, vaguement teintée de jaune avait brouillé le paysage, effaçant presque totalement le relief de la vallée. Les sommets avaient disparu sous cette chape pesante ; la lumière sale et poussiéreuse semblait venir d'un autre monde, renforçant d'autant plus le sentiment d'étouffement de Sam.
« L'an dernier, c'était en juin. C'est bizarre à cette époque ! avait dit Jo en se préparant pour aller à l'étable.
Livie vint prendre l'enfant endormi au sein de Sam, qui s'étira, le dos encore douloureux.
- Avant, cela arrivait surtout en fin d'hiver, répondit-elle à son fils en berçant doucement le bébé. Une année, le sable avait recouvert toutes les pistes de ski enneigées, on aurait dit des dunes...
- Si ça dure, il va falloir que je redescende les bêtes des pâturages près du col, grogna Jo. Elles ne mangeront plus si l'herbe est pleine de sable.- Attends un peu de voir, dit Livie. S'il pleut...
Sam les écoutait, se sentant étrangement absente. Elle se leva pour aller se servir un verre d'eau à la cruche, histoire de faire quelque chose. Elle ne voulait pas qu'ils s'inquiètent. Elle ne voulait pas qu'ils lui demandent, encore une fois, si elle allait bien, si elle n'était pas trop fatiguée, si elle avait bien dormi, si elle n'avait mal nulle part. En fait, elle avait hâte qu'ils partent tous les deux, leur sollicitude lui pesait.
Elle prit l'enfant des bras de Livie en se forçant à lui sourire.
- Je vais le coucher. Si tout va bien, j'ai deux heures devant moi pour prendre un bain tranquille.
Jo lui avait sorti la petite baignoire dans la cour, sous l'appentis, et rechargé le poêle à bois de l'atelier du bas, puis il avait mis trois grands faitouts d'eau à chauffer. Il était tellement prévenant. Elle ne savait plus quoi faire de cette prévenance, mais comment le dire, comment pouvait-elle seulement le penser ?
Elle déposa l'enfant dans le berceau, qu'elle tira près de la porte d'entrée pour être sûre de l'entendre s'il se réveillait. Livie et Jo terminaient leurs préparatifs en bavardant de tout et de rien dans la cuisine, il lui sembla qu'ils y mettaient des heures.
- Mon p'tit caillou, chuchota t-elle en remontant la couverture légère sur le bébé, qui soupira sans se réveiller.
Un petit caillou dans sa chaussure, un minuscule grain de sable dans les rouages de l'avenir, une petite pierre si infime et pourtant désormais indispensable. Il lui semblait qu'elle pourrait le regarder dormir jusqu'à la fin des temps, écartelée entre le désir fou de le serrer de toutes ses forces contre elle et l'envie terrifiante de se sauver en courant jusqu'au bout du bout du monde. Son petit caillou à qui elle ne voulait pas encore donner de nom, de peur que le nommer attire sur lui les regards d'un destin sans états d'âme, de peur qu'un nom ne l'attache encore plus à elle, à son ventre étonné d'être si vide, à ses seins toujours plus pleins, à ses bras de chiffons qui risquaient de le laisser tomber dans la vie à tout instant.
- On y va, Sam, dit Livie en lui posant la main sur l'épaule, la faisant presque sursauter. Elle avait chargé son gros sac à dos gris et pris ses bâtons de frêne, signe qu'elle en avait pour la journée à faire sa tournée dans les hameaux de l'Enclave.
Sam acquiesça sans rien dire, le souffle court. Puis Jo vint la prendre par les épaules, la retournant tendrement vers lui. Elle se laissa aller un instant entre ses bras, la tête sur sa poitrine chaude, qui sentait l'eau de chèvrefeuille et un peu la fumée, avec une petite touche d'odeur d'étable dont ses vêtements étaient toujours imprégnés. L'odeur de son homme, de son roc, de ces trésors si forts et si fragiles à la fois qui pouvaient disparaître d'une seconde à l'autre.
« Je reviens ce midi, ne t'inquiète pas.
- Ce n'est pas la peine, tu sais. Je peux me débrouiller toute seule ! regimba t-elle en se détachant de lui.
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Chroniques d'un monde qui s'effondre
General FictionRoman d'anticipation de l'effondrement de la civilisation thermo-industrielle. Deux histoires se mêlent et se rejoignent : la vie de Suzie et ses proches dans notre monde moderne, et la vie de l'Enclave, communauté montagnarde de 300 personnes 30 an...