Chapitre 46 - Elaine

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Iris et Chiara cheminaient devant elle botte à botte, cheveux blonds et cheveux bruns pareillement soulevés par le vent chaud venu du sud. Elles se chicanaient, rigolaient, et Elaine les regardait, toujours émerveillée par leur complicité malgré leurs différences. Les chevaux essayaient de grignoter le moindre brin d'herbe, la moindre branchette aux feuilles veloutées, tout en secouant la tête pour se débarrasser des mouches et des taons qui les gênaient.

Les deux filles étaient arrivés le matin dans la chambre d'Elaine avec une tasse de lait largement miellée et une part de tarte aux fraises de la veille. Elaine avait bien compris qu'elles avaient une demande à formuler derrière tant de sollicitude innocente.
« On voudrait que tu nous parles de nos grands-parents, M'man. Tes parents à toi.
Elle s'était étirée paresseusement et les avait laissées mariner quelques instants.
- D'accord. Mais on va pique-niquer, alors.
Les filles avaient déguerpi et Elaine avait dégusté sa tarte au fraises sans se presser. Elle souriait toute seule.

C'était leur jour de repos, Jonas voulait aller passer la journée chez Silas, et Zélie, qui n'avait manifestement pas d'autre préoccupation en ce moment que de suivre Yilan à la culotte nuit et jour, était déjà descendue le rejoindre. Elaine espérait qu'elle avait bien mis avec lui les points sur certains « i » concernant leurs batifolages nocturnes, comme elle le lui avait recommandé lors d'une conversation extrêmement claire.
« Ca va, m'man, avait soupiré Zélie comme des millions d'adolescentes avant elle. Je ne suis pas idiote, quand même ! »
N'empêche qu'elle s'inquiétait quand même, comme des millions de parents avant elle.
Elle se faisait moins de souci à propos d'Iris et de Ciccio, étrangement. Iris avait toujours été la plus calme, réfléchie, parfois trop silencieuse des trois filles.
« Elle ne tient pas ça de nous, disait Jonas.
- Pas de toi, en tous cas ! lui répondait Elaine.
- Comme quoi, il doit bien y avoir de l'inné et de l'acquis, non ?
- Et si elle était juste elle-même, qu'en penses-tu ?

Sophie, la mère d'Iris, était morte trois jours après son accouchement, d'une infection qui avait pris de court Marie-Ange et Livie. Elaine se souvenait mal de cette très - trop - jeune femme toujours silencieuse, qui n'avait jamais voulu dire avec quel garçon elle avait conçu l'enfant. Un matin, Marie-Ange, les traits tirés, était arrivée avec le bébé dans les bras sur le pas de leur porte. Camille lui avait ouvert, et avait hélé sa fille :
- Elaine, je crois que c'est pour toi.
Leur voisine, Nora, avait accepté d'allaiter petite fille toute rose et blonde en plus de son garçon, et Jonas avait pleuré comme une madeleine la première fois qu'elle s'était endormie dans ses bras.

Et voilà qu'elle était là, tournée vers Elaine, les cheveux dans la figure et un large sourire aux lèvres, à lui crier quelque chose dans le vent avec de grands moulinets du bras que son cheval ignorait stoïquement.
- Oui, allez-y, je vous rejoins, leur cria t-elle avec un geste leur signifiant de décamper.
Les filles se regardèrent, et, du même élan, mirent leurs chevaux au galop pour descendre dans le pré dans de grands cris sauvages.
« Misère, pensa Elaine, les tomates vont être en compote dans les fontes !
Elle les suivit plus tranquillement, respirant avec bonheur les odeurs de l'été, sueur de sa monture, herbes sèches, crottin de mouton, sève des mélèzes, et comme souvent lorsqu'elle se laissait aller à l'instant présent, il lui sembla entendre la voix de sa mère qui lui offrait ce bébé minuscule, devenue une grande jeune femme assurée.

Chiara avait dessellé les chevaux qui se roulaient avec délectation dans le pré, pendant qu'Iris installait une couverture sous un sorbier et sortait les provisions un rien malmenées par leur course de leurs fontes. Les deux plus jeunes faisaient semblant de ne pas s'impatienter, Elaine le nota avec amusement, elles lui étaient encore si transparentes ! Elle accepta une rasade de jus de pomme avant de commencer :
« Je ne l'ai jamais appelée Maman, pas plus que je n'appelais Eli papa, dit-elle aux filles tandis qu'elles se partageaient œufs durs, oignons et tomates à demi écrabouillées. C'était comme ça, j'ignore pourquoi. Pour moi, ils ont toujours été Camille et Eli. Je me souviens que c'est Johanne, la mère de Jonas qui avait commencé à les appeler « Caméli », ça la faisait rire. Quand nous étions tous ensemble, tous les copains des ZAD, tout le monde les appelait comme ça, ils aimaient bien, je crois...
- Ca ne leur a pas fait trop bizarre de se retrouver ici sans leurs amis ? demanda Chiara en croquant dans un morceau de pain tartiné de beurre.
- Si, bien sûr, surtout Eli. Camille, elle, semblait avoir toujours vécu ici, elle se comportait comme si elle connaissait tout le monde, et du coup, il semblait à tout le monde qu'elle avait toujours été là. Elle était comme ça, toujours curieuse des autres, ouverte, volubile, elle ouvrait les bras au monde entier. Tu lui ressembles, pour ça.
Chiara sourit. Et oui, Elaine retrouva le sourire de sa mère dans celui de sa fille.

Chroniques d'un monde qui s'effondreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant