Sam ressemblait à une baleine sur le point de s'échouer sur la plage. Livie n'avait pas besoin de compter sur ses doigts pour savoir que son terme était proche, quelques jours, tout au plus.
« Il va falloir que tu te calmes un peu, ma belle. Je n'ai aucune envie de venir t'accoucher au milieu du pré des vaches en plein soleil ! A partir d'aujourd'hui, tu restes tranquille à la maison, interdit de t'éloigner à plus de cinquante mètres !
- Oui, maman, répondit Sam d'un ton faussement résigné.
- Et ne m'appelle pas maman, s'il te plaît, ça me fout le bourdon.
Sam gloussa :
- OK, belle-maman !
- Elle est infernale, grogna Jo depuis la cuisine. Je vais l'attacher avec la chaîne du taureau jusqu'à l'accouchement, elle me fiche le tournis.
Livie s'étira, les mains sur les reins, et s'épongea le front. Il faisait chaud, et il n'était que onze heures du matin. Pourtant, elle n'avait sur le dos qu'un débardeur et un short tout effiloché, et l'intérieur de la maison de pierre était tout à fait tempéré. Cet été était vraiment pénible. Elle se servit un verre d'infusion de mélisse froide, savourant sa fraîcheur acidulée.
- J'en ai assez, dit Sam. Je ne suis bien ni couchée, ni assise, ni debout, je crève de chaud, et j'ai juste envie d'aller charrier des bottes de foin pour que ce marmot se décide à naître !
- Je vais prévenir René que s'il te voit dehors en train de galoper, il a le droit de te faire rentrer à coups de bâton.
Jo et Sam se lancèrent un coup d'œil par-dessus la table de la cuisine.
- Je sais, dit Livie, René ne va pas bien. Le Cercle d'avant-hier lui a mis la tête en vrac, je l'ai bien vu. Je passerai chez lui en partant.
- Il n'aurait pas dû venir, fit Sam avec un soupçon de reproche dans la voix.
Livie haussa les épaules. Personne ne pouvait empêcher René de faire ce qu'il voulait, mais il était certain que cette soirée tendue, amère, émaillée de récits douloureux n'avait rien fait pour lui remettre les idées en ordre. Elle-même en était sortie toute cotonneuse, et elle n'arrivait encore pas à démêler ce qui lui avait le plus été pénible, des récits hachés de Liane ou d'Antoine, ou des regards attentifs autant qu'avides de savoir des jeunes comme Yilan ou Chiara. Sur le chemin du retour, alors qu'ils marchaient doucement dans la fraîcheur relative de la nuit, Jo s'était tenu entre sa mère et sa compagne, les entourant de ses bras.
- Au moins, tu nous avais raconté, toi. Je ne voudrais pas être à la place de Jonas, Elaine ou des autres parents.
Livie avait soupiré :
- Tu peux remercier Marie-Ange, c'est elle qui m'a appris que la vérité était toujours bonne à dire.Marie-Ange avait la tête sur les épaules. Il n'y avait plus que deux médecins à Barcelonnette, un à Guillestre, mais la route de moins en moins entretenue rendait le voyage jusque-là compliqué, surtout en hiver. Elle avait donc pris Livie sous son aile, et avait entrepris de la former, comme elle l'avait fait lors de toutes ses missions humanitaires pour des jeunes femmes africaines au fin fond de la brousse. Elle ne repartirait plus, elle le savait, les voyages en Afrique étaient devenus mille fois trop dangereux, alors il fallait faire ce qu'on pouvait là où on était.
La jeune femme ne demandait qu'à apprendre. Elle avait perdu son boulot, avait quitté son appartement à Barcelonnette faute de revenus, et avait débarqué à Saint-Paul sur son vélo attelé d'une petite remorque, pour venir vivre chez son père et sa tante qui partageaient une maison depuis le départ de la mère de Livie. Marie-Ange lui avait donné des livres, lui avait trouvé un ordinateur et l'avait installée devant des cours en ligne tant que le réseau fonctionnait encore correctement, et surtout, l'avait trimballée dans tous ses déplacements chez ses patients, chez les médecins, à l'hôpital, et partout où on avait besoin d'elles.
Le soir, Livie s'écroulait de fatigue le nez sur ses livres, ou sur les cahiers noirs où elle notait tout ce que les vieux avaient pu lui dire sur ce qu'on appelait alors les « remèdes de grand-mère », et qu'elle notait scrupuleusement en y ajoutant toujours de nouvelles précisions. Feuilles de ronce (jeunes), écorce de bouleau, fleurs de mélèze et d'arnica (plante de la femme battue), digitale, elle consignait tout puis fonçait à la Bib pour chercher d'autres applications dans les bouquins.
« On a beau faire des réserves, disait Marie-Ange, un jour les médicaments manqueront. Et le temps qu'on puisse en retrouver, il va falloir faire autrement. »
Ce temps-là n'était jamais arrivé.
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Chroniques d'un monde qui s'effondre
General FictionRoman d'anticipation de l'effondrement de la civilisation thermo-industrielle. Deux histoires se mêlent et se rejoignent : la vie de Suzie et ses proches dans notre monde moderne, et la vie de l'Enclave, communauté montagnarde de 300 personnes 30 an...