Chapitre 48. Le Rogue

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- Tu la connaissais bien, Suzie ? demanda Yilan en refermant le cahier, non sans avoir soigneusement marqué la page d'un brin d'herbe sèche.
Le Rogue s'étira, son dos lui faisait mal, il avait mal dormi, la nuit avait été longue et vide, et malgré le bruit de la pluie qui aurait dû le réjouir, promesse de citernes pleines et de récoltes bien irriguées, il avait somnolé entre éveils pénibles et cauchemars nauséeux. L'arrivée du gamin après le petit-déjeuner l'avait d'abord contrarié, puis il avait lu dans sa posture affaissée et sa voix inhabituellement calme que quelque chose n'allait pas.
« J'ai tué Kakou ce matin, le chat de Pap's, avait-il dit avant même que Le Rogue ne lui pose la question. Il était vieux, il ne mangeait plus, il ne marchait plus droit...Je ne voulais pas qu'il souffre davantage.
Le Rogue lui avait posé la main sur l'épaule, et senti le tremblement dans le corps d'Yilan.
- Tu as bien fait.
Avant, il y avait des vétérinaires pour cela. Avant, la mort appartenait à d'autres, passait par une piqûre, un endormissement, quelques minutes pénibles auxquelles on n'était même pas obligé d'assister. Pour les chats et pour les hommes. Des hôpitaux, des soins palliatifs, des personnels compétents et empathiques, qui vous amenaient de l'autre côté du mur avec bienveillance, en un long glissement vers le néant sans souffrance. Avant, la mort n'existait plus, ou du moins pouvait-on faire semblant de l'oublier toute sa vie durant. Ce n'était pas une option, et sans doute était-ce cela qui les avait tous perdus.
Lui, contrairement à l'immense majorité de ses contemporains, y avait pensé chaque jour, depuis qu'il avait été en âge de comprendre, et ces derniers temps, il se demandait si quelqu'un aurait la bonté de lui appuyer un oreiller sur la figure en pleurant, comme Yilan venait de le faire pour son compagnon d'enfance.
- Ou bien il faudra que je me débrouille tout seul, marmonna-t-il en se dirigeant vers la cuisinière à bois pour mettre de l'eau à chauffer.
- Non, je vais t'aider, protesta Yilan en se levant.
Le Rogue éclata de rire, laissant le gamin abasourdi.
- Merci, Yilan, mais ce ne sera pas la peine.

Ils s'étaient attablés devant les cahiers de Suzie, qu'Yilan avait apportés avec lui. Le garçon avait lu à haute voix un texte datant de 2020 et le Rogue était resté songeur un long moment après que la voix d'Yilan se fût tue.
- Tu la connaissais bien, Suzie ?
- Non, pas très bien. C'était la sœur de Julie, elle est venue quelques fois avec sa famille passer un week-end à Saint-Paul, on a dû manger tous ensemble à la fête du village, il me semble. C'était une belle personne, je crois.
Yilan fourragea dans sa tignasse en bataille, haussa les épaules :
- Je ne comprends pas tout ce qu'elle dit, mais quand même, on dirait qu'elle s'était préparée à ce qui allait arriver non ? Elle et ses amis ? Et toi, et tout le monde ici aussi ? Pourquoi c'est tellement compliqué d'en parler maintenant ?
Le Rogue soupira :
- Non, on n'était pas préparés. On le croyait, mais non.
Il tourna son regard voilé vers le garçon :
- Tu connais l'histoire de la grenouille ?

Ils étaient tous des grenouilles barbotant béatement dans le bocal de leurs vies, sans se rendre compte que l'eau de celui-ci se réchauffait inexorablement. Parce qu'on s'habitue, on s'habitue toujours.
Oh, certes, il y avait des Suzie, des Camille et des Eli, des Antoine aussi, qui avaient la peau plus sensible et sentaient monter la température. Partout s'organisaient des éco-villages, des lieux résilients, des communautés foutraques qui inventaient de nouvelles pratiques ou retrouvaient des savoirs oubliés. Partout, il y avait des manifestations bon enfant de jeunes pleins de vie qui chantaient et marchaient pour le climat, la justice sociale, l'espoir d'un avenir meilleur. Tout en faisant des photos qu'ils s'envoyaient sur Instagram depuis des téléphones portables de plus en plus sophistiqués, tout en continuant de consommer, de dépenser, de gaspiller, de travailler, de faire partie du système même qu'ils dénonçaient en toute bonne foi.
On s'échangeait sur Facebook des sites de permaculture, des plans pour construire des fours solaires, des astuces DIY pour apprendre à faire son liquide vaisselle et ses couches pour bébé lavables, on partageait des articles alarmistes très bien documentés, on suivait sur Twitter des intellectuels engagés, des scientifiques vulgarisateurs infatigables qui n'en n'étaient même plus à tirer la sonnette d'alarme, ils y étaient suspendus en permanence ; mais on continuait de vivre comme on avait toujours vécu. Plus ou moins.
Lorsque les manifestations devinrent plus agitées, la police devint plus violente, avec l'assentiment d'une grande partie de la population que les blocages et les grèves terrifiaient. Il y eut le couvre-feu, et on manifesta sur les réseaux sociaux.
Lorsque les comptes des activistes les plus en vue furent fermés et ceux-ci arrêtés pour sédition, on ne ressortit pas dans la rue, à de rares exceptions près, ou à ses risques et périls, comme le faisaient les parents de Jonas et Niels ou ceux d'Elaine.
Et puis il y eut les lois d'exception sur le travail, la santé, l'immigration, l'éducation, la famille. Et la crise du pétrole, les épidémies en Asie du Sud-Est qui mirent la production à l'arrêt pendant de longs mois et firent exploser en vol les plus grandes banques mondiales. Et la spéculation sur les céréales, et la raréfaction de l'eau potable dans les pays du Sud, et les catastrophes météorologiques de plus en plus nombreuses qui plombaient la production alimentaire...Chacun de ces évènements aurait pu constituer à lui seul une prise de conscience globale, ouvrir le champ à un changement de paradigme, l'eau du bocal devenait de plus en plus chaude, mais non, il fallait continuer. Continuer à travailler, à faire ce qu'il fallait pour percevoir des aides de l'Etat de plus en plus congrues, à nourrir ses gosses, à payer le crédit de la voiture et les traites de la maison.
La liberté se réduisait au profit d'une sécurité toujours plus précaire, mais d'une sécurité quand même.

Chroniques d'un monde qui s'effondreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant