Chapitre 70 - Suzie

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Fichu réseau !

Tous mes appels ou messages à Juan échouent, et je n'ai pas de nouvelles de sa part depuis quarante-huit heures. Il m'a appelé avant-hier pour me dire qu'ils étaient bien arrivés, que Marius voulait mettre un chapeau de cow-boy à Haddock, qu'Émilie avait suivi son grand-père au jardin à peine sortie de la voiture, et que tout allait bien, qu'il m'embrassait.

Sur Gap, le téléphone fonctionne la plupart du temps, mais le relais près de la maison de Miguel et Sophie, à côté de Grenoble, doit être inopérant, pour une raison ou une autre. Je m'inquiète, j'ai peur que ce soit plus grave qu'un simple problème de réseau téléphonique. Allez, Juan a la tête sur les épaules ! S'il y a un souci, il trouvera un moyen pour me joindre. Concentre-toi, Suzie, et avance !

Je peste et lâche mon téléphone sur un coin du lavabo. Je reprends mon tri de médicaments. Paracétamol, oui. Même périmé, ça vaut de l'or depuis les pénuries de l'année dernière. Homéopathie, allez, ok. Ça peut toujours servir. Amoxicilline, super ! Je ne pensais pas qu'il nous en restait !

Mon téléphone sonne pour annoncer un message, je me jette dessus, espérant qu'il vient de Juan.
C'est Françoise.
« Amène une tarte pour demain midi, s'il te plait. »
Je vais chercher mes notes de code, je ne me rappelle plus de celui-là.
Tarte... tarte... ah ! Voilà !
Tarte : information importante ou danger, mais sans urgence. Réunion deux heures après l'horaire annoncé dans le message initial.
Je note mentalement l'information.
Mais pourquoi je n'ai pas de nouvelles de Juan ?!

On sonne à la porte. Ça ne peut pas être un livreur, je n'ai rien commandé, et puis de toute façon les centres de distribution sont à l'arrêt complet depuis une semaine pour cause de grève massive. Je dévale l'escalier, ouvre la porte.
— Bernard ?
— Le maire a été retrouvé.
Bernard n'est pas du genre à s'embarrasser de longues introductions.
— Euh, d'accord ! Tant mieux pour lui ! Mais pourqu...
— Non. Tu ne comprends pas. Il a été retrouvé mort. Et dans un sale état, visiblement.
— Quoi ?! Quand ?
— Hier soir. Tu-sais-qui était dans l'équipe qui est intervenue sur les lieux.
— Où ça ?
— Dans une maison abandonnée après la Roche des Arnauds.
Je prends quelques secondes pour enregistrer l'information. Gap est une petite ville de montagne, et on plonge en plein polar. Il y a de quoi être saisie.
— Qu'est-ce que je peux faire ?
— Rien, je vais à côté pour... me ravitailler, alors je suis venue te le dire de vive voix.
— D'accord, merci. Tu es au courant pour la réunion de demain à quatorze heures  ?
— Oui. C'est de ça que veut parler Françoise. Du maire.
— Oh ! Ok.
— Bon, à demain, hein.
Il repart sans attendre mon au revoir. C'est Bernard.

Préoccupée, je remonte dans la salle de bains et reprends mon tri. Pendant quelques heures, je me concentre sur mon travail de fourmi : faire le point sur ce qui pourra nous servir à Saint Paul et qui n'y est pas déjà, et laisser ce qui pourra attendre un deuxième trajet dans quelques semaines.

Il est presque une heure et demie de l'après-midi quand mon téléphone sonne, me faisant sursauter.
— Nicolas ?
Je m'entends très bien avec mon beau-frère, mais il est rarissime qu'il m'appelle.
— Suzie. J'ai une mauvaise nouvelle.
Mon sang se glace. Il parle très vite, et il y a du bruit derrière lui.
— Je suis à Grenoble, Julie t'expliquera pourquoi. Il y a beaucoup d'émeutes ici depuis trois jours, la ville est bloquée et il y a des affrontements. Des antennes ont été dynamitées. Julie m'a dit que Juan et les enfants allaient partir voir ses parents bientôt. Est-ce qu'ils sont déjà partis ?
Je réponds d'une voix blanche :
— Oui... Ils sont partis mercredi matin...
—  Ok !
Le bruit redouble derrière lui, beaucoup de voix, des gens qui crient des choses que je ne comprends pas, des sonneries de téléphone. Je l'entends parler très près du combiné.
— Suzie, tu vas m'écouter très attentivement. Je ne peux pas rester longtemps et les lignes sont instables, même celles de la gendarmerie. De ce que je sais, le « gouvernement » va agir partout dans le Sud-Est en même temps. Il va y avoir des barrages sur toutes les routes, de Marseille à Lyon, d'ici demain matin, et sûrement au-delà, mais là j'ai pas l'info. Ils vont immobiliser la population, parce que la situation est critique partout. Il y a des émeutes dans plusieurs villes, comme ici à Grenoble. Ils vont réunir les gens des communes de plus de cinq mille habitants dans les gymnases et les écoles pour contenir la merde, et réquisitionner tout ce qui est nécessaire. Il faut que tu partes AVANT !
— Mais mes enfants ? Juan ?
— Je m'en occupe. Je te le promets. J'ai bien plus de moyens que toi pour les mettre à l'abri, fais moi confiance ! Toi, tu vas chercher Liane, à la sortie des cours pour pas créer de panique prématurée, et tu te barres de Gap. Tu m'entends ? Pas de précipitation, tu as encore le temps. Tu as envie de paniquer et c'est normal, mais respire. Tu attends jusqu'à seize heures, tu prends ma fille et tu pars jusqu'à Saint Paul sans t'arrêter, c'est compris  ?
— Je ... Nicolas  !
— COMPRIS ?
— D'accord  ! Je te le promets  !
— Si jamais tu n'arrives pas avant la nuit à Saint Paul et que tu es coincée à un barrage dans l'Ubaye, tu appelles le sous-lieutenant Rossini. Prends de quoi noter, puis quand j'ai raccroché, enregistre-le dans ton téléphone.
Je prends en catastrophe un stylo et un papier qui traînent sur la table de la cuisine et je note le numéro qu'il me dicte.
— Et toi ?
— T'inquiète pas pour moi, j'essaie de faire ce que je peux ici et j'appelle tous les jours à dix-huit heures à la maison, dans la mesure du possible, pour donner des nouvelles. Si tu dois appeler Rossini, dis-lui que tu es ma belle-sœur et que tu ramènes ma fille chez elle, il se débrouillera pour te faire passer.
— Nicolas, je n'ai pas de nouvelles de Juan et des enfants depuis qu'ils sont arrivés là-bas. Appelle-les s'il te plait ! Dis-leur de revenir, de me rejoindre à Saint Paul  !
— Je vais les appeler, promis. Et je vais les faire revenir. Une dernière chose : Fais confiance à Antoine, c'est quelqu'un de sûr.
— Antoine ?
— L'informaticien. Antoine Le Rogue.
— Oh ! Ok, tout ce que tu voudras.
— Prends soin de Liane. Je sais que tu es comme une deuxième mère pour elle. Prends soin d'elle, s'il te plait. Ne lui en dis pas trop. Sois méthodique. Je sais que tu es capable de sang froid. À demain, dix-huit heures à Saint Paul.
Il raccroche et le silence soudain est comme un vacarme dans mes oreilles. Je passe de pièce en pièce, incapable de fixer mon regard sur les objets familiers. Je sens les vagues de panique monter depuis mon ventre. Elles emprisonnent ma gorge. J'éprouve des difficultés à déglutir et l'image de Tolga s'impose à mon esprit. J'entends presque sa voix grave et tranquille me dire de respirer doucement, de ne pas regarder le haut de la montagne, mais juste mes pieds. Juste mes pieds. Je les regarde vraiment. Ou plutôt, je regarde mes chaussures lacées bleu nuit, échangées contre des confitures et un roman avec Avani. Je pense à la petite Jana et de suite à mes enfants. L'air me manque à nouveau.
Non ! Non, respirer. Lentement. Oublier le chaos et me concentrer sur une chose à la fois. Me raccrocher aux directives de Nicolas. Prendre les affaires prévues et aller chercher Liane. La mettre en sécurité.
Je peux faire ça.

Chroniques d'un monde qui s'effondreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant