Chapitre 51 - Laurent

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14 septembre 2021

Le bruit du camion-benne me réveille brusquement. Pendant un instant je ne sais plus où je suis. Puis la pénombre dévoile la kitchenette à l'autre bout du studio, le polar sur la table de nuit à ma gauche et le jour qui filtre sous la porte d'entrée. Je repousse la couverture orange. De toute façon je n'arriverai pas à me rendormir. Les chiffres rouges du réveil indiquent 5h45. J'ouvre le store avec la manivelle, et la lumière du lampadaire envahit le mur derrière moi.

Je me frotte les yeux, remplis la cafetière italienne d'eau et de café, la pose sur la gazinière et allume dessous. Je lance mon teeshirt et mon caleçon dans la machine à laver et entre dans la douche.

Cinq minutes plus tard, serviette autour des hanches, je bois mon café en regardant deux étages plus bas. Une femme balaie la cour, où traînent quelques feuilles mortes. Mon regard remonte sur les immeubles qui m'entourent et je me demande d'où viennent les feuilles.

Je me retourne vers le chevalet, hésite, puis allume la télévision. Les informations défilent pendant que je m'habille. Les températures baissent et les épidémies saisonnières reviennent. Je vois des images de manifestations monstres de soignants et ex-soignants en colère. Apparemment le système de santé est en train de crasher et les soins deviennent uniquement accessibles dans le privé, pour ceux qui peuvent payer. On voit le journaliste interroger un homme en pleurs, qui explique avoir reçu une facture de plusieurs milliers d'euros suite à son hospitalisation.

Je repense à ma propre hospitalisation il y a un an et demi. Ma longue hospitalisation. J'ai l'impression que c'était dans une autre vie. La petite blonde du passage piéton est toujours gravée sur ma rétine.

Je me souviendrai toute ma vie de l'accident et du vacarme après le choc pendant que je glissais dans l'inconscience. Je m'étais réveillé plusieurs semaines plus tard, branché de partout, shooté aux antidouleurs, la bouche complètement sèche, dans une chambre couleur saumon sale, une vague odeur de ragoût de cantine flottant dans l'air. Je me rappelle des armées d'infirmières, de médecins. De Martine, insupportable de pitié. De ses visites qui s'espacent. Du transfert en clinique, des dizaines d'heures de rééducation. De tous ceux qui m'ont dit "Vous avez eu de la chance".

De la chance ! Quelle blague... Dégringoler comme ça. Quelle dégueulasserie.

En voyant le pauvre bougre à la télé, avec sa facture astronomique, je me dis que j'ai au moins eu la chance d'avoir mon accident tant que j'avais une mutuelle solide. Je suis divorcé, routier et je vis dans un studio de banlieue, mais je ne suis pas surendetté.

La chaîne d'infos en continu change de sujet, parle de la loi Travailleur Solidaire Actif qui est passée il y a quelques jours. Encore un truc pour faire bosser les gens gratuitement, tiens. Déjà que ça avait sérieusement grogné quand il avait été question de mettre les chômeurs dans les champs au printemps dernier... De toute façon, ils ont pas le choix, les aides sociales ont été réduites à peau de chagrin.

Même s'il n'a pas le prestige et le salaire du précédent, mon boulot actuel est un bon vieux CDI, pas un de ces nouveaux contrats merdiques. J'ai un salaire régulier et correct, je me débrouille seul. Mon réveil sonne, m'indique 6h30. Dans l'appart d'à côté, j'entends la douche du voisin.

Je lave ma tasse, ma cafetière, enfile mes vêtements, mets mon blouson - les matins sont frais - et sors de chez moi. J'appuie sur l'interrupteur du couloir, les murs gris et roses apparaissent sous la lumière tressautante des plafonniers. L'air frais me réveille tout à fait, je marche à pas rapides jusqu'au dépôt.

Germain est en train de charger son semi. J'ai le temps ce matin, je passe le voir.

"Alors Gégé, tu livres où ?

Chroniques d'un monde qui s'effondreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant