Chapitre 5 - Suzie

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Contrairement à une grande partie de la population que l'on dit "active" - comme si les autres restaient sous leur couette ! - je n'ai pas besoin de réveil matin. Mon fils, encore petit, se réveille régulièrement la nuit, ce qui m'épargne la sonnerie stridente de l'alarme de mon téléphone.
Je me demande ce que donnera une vie où on se lève avec le soleil, où on se couche avec lui aussi.
Je me lève, emmène mon fils au salon où il joue à se mettre debout puis à retomber sur ses fesses, et commence ma journée. Aller aux toilettes, ne pas tirer la chasse d'eau afin de ne pas réveiller toute la famille. Mettre de l'eau à chauffer sur la gazinière pour le thé. Préparer les affaires de mes enfants pour les amener à la crèche et à l'école tout à l'heure. Ranger 2 ou 3 jouets qui traînent dans le salon. Effleurer du pied un ballon bleu gonflé à l'hélium qui proclame "Dépistage organisé des cancers", embarqué il y a deux jours par ma fille et qui se dégonfle doucement sur le tapis. Les associations de lutte contre le cancer font cela une ou deux fois par an : ils accrochent des dizaines de ballons sur les plus grands boulevards de ma ville - et de toutes les villes de France, je suppose - pour rendre visible leurs actions.

Et je trouve cela particulièrement représentatif de notre époque et de notre espèce : combattons le cancer en polluant encore plus ! Le jour qui se lève me détourne de mes pensées amères. Les hauts nuages rougeoient, c'est magnifique.

Je déjeune de mon thé et de tartines de pain beurré avec de la confiture de myrtilles que nous avons faite il y a quelques mois avec de la récup.

J'ai conscience de faire partie de différentes strates de la population. Riche bien sûr, par rapport à la majorité des humains. Décroissante et résolument écolo. Nous mangeons bio, faisons de la récup, faisons pousser quelques tomates et courgettes à la belle saison, ne prenons jamais l'avion et n'allons pas en vacances loin de chez nous. Nous achetons peu de choses par rapport au français moyen. Des sortes de bobos mais sans les revenus très confortables : je n'atteins pas le revenu médian, mais j'ai le luxe de pouvoir m'acheter un livre sans me poser de questions. De prendre une douche chaude en mesurant à peine ce que cela suppose d'énergie et de richesse. De manger à ma faim et au-delà. De pouvoir cuire ma nourriture et la conserver sans efforts. De pouvoir mettre quelques économies de côté chaque mois.

Je continue ma routine matinale, je prépare mon sac et mes vêtements pour rejoindre mon travail dans cette structure "privée à mission de service public".

Je suis conseillère en insertion professionnelle. J'y suis arrivée par hasard, après plusieurs années de l'autre côté de la barrière du "travail social". Ce milieu m'a toujours écœurée, par sa condescendance, bienveillante ou non. Et pourtant je fais ce métier depuis 6 ans. Parce que lorsque je suis en entretien avec les gens, je me sens utile. Utile pour leur donner des clés pour débrouiller le vaste merdier qu'est cette société, utile pour leur redonner confiance en eux, utile pour leur accorder toute mon attention et mon écoute...Et pourtant, et pourtant, quoi de plus absurde qu'un métier consistant à apprendre à un être humain à se vendre ? Mes valeurs personnelles sont à l'opposé de celles de mon établissement, et nous sommes nombreux dans ce cas, vacillant entre le burnout et les revendications. J'en parle régulièrement avec certains collègues un peu trop hors sol. "Mais enfin, tu te rends bien compte que le chômage systémique c'est un choix politique et sociétal et que c'est tout de même bien pratique pour tirer les salaires vers le bas ? De quel droit sanctionnerions-nous le moindre chômeur alors que franchement, s'ils venaient tous demain en agence pour réclamer leur droit à un emploi nous serions sacrément dépassés !"

Comment les générations futures, si elles existent, verront ce système dans lequel nous baignons aujourd'hui ? Comment les historiens qualifieront une société où l'emploi était l'obsession ? Non pas un travail utile, non. Un emploi ayant pour but d'acheter un - petit - salaire, quand bien même ledit emploi n'a aucune utilité...

L'absurdité de mon métier, ainsi que de nombreux métiers et emplois, leur sautera t-elle aux yeux aussi brutalement qu'aux miens ?

A quoi ressembleront donc nos sociétés dans un monde plus grand, plus incertain encore, plus chaud, plus imprévisible ?

Notre rapport aux choses, sur tellement de sujets, va radicalement changer dans les prochaines décennies, et c'est à la fois passionnant et terrifiant.

Chroniques d'un monde qui s'effondreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant