C'est triste. Voilà tout ce qu'il parvient à penser consciemment, voilà ce qui émerge de l'embrouillamini confus qui occupe son cerveau cotonneux.
Il ne dort pas assez, il passe ses nuits dans l'enchevêtrement de documents plus ou moins compréhensibles étalés sur la table, et depuis le dernier Cercle où tous, ou presque, ont parlé du Jour de la Fermeture, il cherche des réponses qu'il ne trouve pas dans les papiers du Rogue. Il a eu un espoir quand il est tombé sur un grand cahier relié provenant de toute évidence de l'ancienne mairie. C'est cahier épais, lourd, un registre, en fait. Jusqu'en Octobre 2022, il semble avoir été utilisé pour consigner des demandes de documents nommés «pièces d'identité », quoi que cela puisse être. Il y a des lignes et des lignes de noms, dont certains lui sont encore familiers, avec des dates de dépôt de la demande, des dates d'envoi, et de remise des documents. Au fur et à mesure du temps, il semble qu'il y ait eu de moins en moins de « remises », comme si le système s'était enrayé quelque part.
Après le mois d'Octobre, il y a une page vierge, puis le registre change complètement de destination. Il devient un cahier de « Réunions du conseil municipal ». Il y a une réunion par mois, qui prend parfois quelques lignes, et parfois deux pages. Il a compris que ce conseil municipal était l'ancêtre de leur propre Cercle, des gens qui se retrouvent ensemble pour parler des choses à faire dans les villages de l'Enclave. Des choses qui ne lui évoquent rien, pour la plupart, comme « assainissement des eaux usées », « entretien de la micro-centrale », « déploiement de la fibre et amélioration du réseau », mais d'autres qui lui parlent davantage : « Approvisionnement alimentaire », « Création de jardins partagés », « prévention des intempéries ». Les écritures diffèrent d'un compte-rendu à l'autre, certains rapporteurs font de longues phrases parfois obscures, d'autres se contentent d'une liste de points abordés avec des phrases minimalistes qui n'expliquent pas grand-chose.
En février 2023, il est fait mention d'une intervention d'Antoine Lerogue à la réunion publique de l'association des Saint-Paulins. Le conseil municipal s'inquiétait du caractère alarmiste de cette intervention, et mandatait la mairesse pour collecter de plus amples informations. En parallèle, il a trié des articles de journaux qu'il a essayé de mettre en face des réunions du conseil municipal, grâce à quoi il commence à avoir une vue d'ensemble, qui lui fait dresser les poils sur les bras. Plus il avance, plus il se demande comment ils ont pu en arriver là. Les articles de journaux lui ont appris qu'il n'y avait plus assez à manger pour tout le monde, et plus assez de leur « essence » pour qu'on apporte à manger d'une ville à l'autre. Ils manquaient de médicaments pour soigner les malades et leur électricité se tarissait, il n'a pas bien compris où en était la source, mais le résultat était là, et du coup il y avait des objets indispensables qui ne fonctionnaient plus. Alors les gens ont essayé d'aller ailleurs pour trouver ce qui leur manquait, comme ceux de Barcelonnette étaient venus à l'Enclave pour prendre leurs réserves. Et ça n'a pas dû se passer mieux ailleurs.
« Et puis, ils ont eu de mauvaises récoltes, aussi, à cause de la grêle et de la canicule, commente Zélie, qui feuillette le fameux registre, pelotonnée sur le lit avec un chat sur les genoux.
Parce que Zélie passe souvent la nuit avec lui, désormais. Bon, encore un truc qui lui complique la vie, et la rend merveilleuse à la fois. Mais c'est fatiguant de dormir avec Zélie, justement parce qu'ils ne font presque que dormir, elle a été bien claire là-dessus : « Pas question de faire des enfants, c'est pas le moment ! » S'en était suivie une explication très détaillée de ce qu'elle attendait – et n'attendait pas – de lui, le faisant rougir jusqu'à la racine des cheveux, et à laquelle il avait mis fin en s'enfuyant pour nourrir les poules avec une précipitation inhabituelle. Alors ils ne font pas d'enfants, mais quand même, ça l'empêche de dormir, quoi ! Et de réfléchir. Parce qu'il pense beaucoup au moment où ils se retrouveront dans le lit, où il respirera son odeur, où il sentira sous sa main l'inimaginable douceur de sa peau, où elle se collera contre lui pour s'enfoncer dans le sommeil, tout son corps serré contre le sien, des doigts de pieds jusqu'à son nez coincé dans son cou à lui, et...
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Chroniques d'un monde qui s'effondre
General FictionRoman d'anticipation de l'effondrement de la civilisation thermo-industrielle. Deux histoires se mêlent et se rejoignent : la vie de Suzie et ses proches dans notre monde moderne, et la vie de l'Enclave, communauté montagnarde de 300 personnes 30 an...