Sous les lumières jaunes du Hangar, je tourne et cueille dans le creux de mon coude un autre coude. L'accordéon de Bernard, la flûte de Juan et la guitare de Désiré créent comme une bulle où le temps s'arrête, où il n'existe plus que la danse et la musique. Un tour, changement, un tour, changement. Je danse avec Inaya, Thomas, Suzie, Emmy... C'est presque comme s'il n'était rien arrivé ces dernières années, comme si nous étions encore libres de danser sans devoir nous cacher, comme si tout cela n'avait été qu'un mauvais rêve.
J'ai toujours aimé l'ambiance des bals folks, cet état d'esprit bon enfant, amical. Un sentiment de grande famille un peu douce, rêveuse, où danser ne signifie que danser, où tout semble à sa place. J'en ai fait, des baloches ! Dans des salles de fêtes de villages reculés, dans des parcs, autour de lacs, et même en montagne, où des dizaines et parfois des centaines de personnes se retrouvaient avec quelques instruments de musique pour danser, rire, jouer ensemble.
Comme ici ce soir, des cheveux longs et des cheveux courts qui n'étaient les attributs d'aucun genre en particulier, des enfants qui couraient partout, des plus vieux qui battaient la mesure assis sur un tabouret, ou qui jouaient d'un instrument.
Mais en plus grand nombre, en moins caché. Comment j'aurais pu imaginer qu'on nous interdirait même de danser ?
Je finis la danse avec Rius qui saute sur mes pieds comme un cabri. Ce n'est plus le poids plume d'il y a quelques années, et ses six ans et sa vingtaine de kilos aplatissent mes orteils.
Je le fais tourner pour l'accrocher à mes épaules et vais me servir un verre sur la table dans l'angle opposé à la porte, en galopant et hennissant comme un cheval. Juan, son père, me sourit et commence un nouveau morceau à la flûte traversière, plus doux cette fois, une mazurka.
Au bout de quelques secondes, Désiré l'accompagne tout en arpèges. Rius demande à descendre et court rejoindre sa sœur et Isha qui sont à présent assis sur une botte de paille. Ils s'appuient contre mon Charlie qui joue sur sa console à quelque chose de visiblement captivant.
Le vin un peu trop frais me fait légèrement frissonner. Bernard rejoint la mélodie des deux premiers musiciens. Inaya sort son violon et les suit.
Suzie tourne sur elle-même, Jana dans les bras. Le rire de la petite de deux ans me fait sourire. Je croise le regard de Françoise alors qu'elle vient vers moi, le pas un peu trop rapide pour l'air détendu qu'elle veut montrer.
Je lui tends un verre, elle l'accepte. Sa main est froide quand je la touche. Je me demandais justement où elle était cette dernière demi-heure. Les nuits sont trop douces pour ce début d'octobre 2024, mais elle ne porte qu'un chemisier fleuri.
« Je ne vais pas tourner autour du pot avec toi, mon petit Fred. Le maire a disparu.
Je prends un instant pour considérer la nouvelle, le nez dans mon vin.
- Depuis quand ?
- Ce midi. J'ai eu un message tout à l'heure. Camillo a été prudent, tu t'en doutes.
Je ne doute pas, effectivement. Nous avons bien pensé notre système de communication local de haute technologie: nous sommes revenus au très bête papier !
Des caches dans toute la ville reçoivent des messages, et nous avons défini des cercles au sein de notre collectif. Tout le monde ne connaît pas toutes les caches, ni qui fait exactement équipe avec qui. La priorité est que si notre réseau d'échanges d'infos sensibles est découvert ou trahi, nous ne perdions pas toutes les caches et informations d'un coup. Nous avons appris nos leçons depuis Manu et Édith. Douloureusement, mais nous avons appris.
Pour ma part, je fais équipe avec trois membres des Chardons bleus par ce biais, mes caches sont en centre-ville et j'informe mes coéquipiers qu'il faut aller relever une cache avec ma guirlande de drapeaux tibétains que l'on voit très bien de la rue. Si aucun n'est enroulé, il n'y a rien, et s'il y en a un, celui qui est enroulé indique une cache précise.
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Chroniques d'un monde qui s'effondre
General FictionRoman d'anticipation de l'effondrement de la civilisation thermo-industrielle. Deux histoires se mêlent et se rejoignent : la vie de Suzie et ses proches dans notre monde moderne, et la vie de l'Enclave, communauté montagnarde de 300 personnes 30 an...