Chapitre 8 - Le Rogue

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Il n'aurait jamais pensé vivre jusque là. Il avait toujours été persuadé qu'il se pendrait dans la forêt plutôt que d'avoir à se battre pour la nourriture. Lysiane se rassurait en disant que c'était de l'humour, il avait un humour plutôt grinçant. Mais non. A cette époque, il le pensait vraiment. Il était issu d'une famille d'universitaires, de lettrés, d'intellectuels. Et même s'il avait toujours trouvé une immense satisfaction à travailler de ses mains – il avait même fait une formation de menuisier lors d'une année sabbatique – il était resté le pur produit de sa lignée. Il n'imaginait pas vivre sans lire chaque matin deux ou trois journaux sur sa tablette, sans écouter France Culture avant de s'endormir, sans chercher chaque jour à décrypter les signes discrets mais innombrables de l'inévitable catastrophe qui se profilait à l'horizon. Se battre pour survivre eût été déchoir.

Il aurait presque pu prédire tout ce qui allait arriver, sauf ce qui lui était arrivé à lui. Cette épouvantable peur de la mort, cette envie de perdurer, cette rage absurde qui l'avait maintenu en vie et l'avait amené jusqu'à aujourd'hui.

Et Lysiane, mon Dieu, Lysiane... Elle avait cru qu'il était seulement pessimiste, alors qu'il n'était en fait que d'une pénible lucidité.

Ils venaient en vacances à Saint-Paul depuis des années. Le père de Lysiane leur avait vendu la maison pour une bouchée de pain, et ils y étaient tous les étés, retapant et restaurant avec ardeur. D'une année sur l'autre, ils avaient vu s'installer tous ces jeunes pleins d'idées plus ou moins farfelues, et il avait tout de suite compris qu'ils allaient créer, sans forcément le vouloir, une microsociété fertile qui aurait une chance de passer les épreuves qui les attendaient. Car il ne doutait pas que les épreuves arriveraient. Il n'avait seulement pas compris qu'elles arriveraient si vite, et qu'elles seraient d'une telle violence.

A l'époque, le village était considéré dans la vallée, globalement conservatrice, comme un nid de joyeux zozos abonnés au RSA, qui ne pensaient qu'à faire la fête et cultiver de l'herbe à nigauds. De fait, ceux qui achetaient les maisons à demi en ruines et les terres incultes depuis des dizaines d'années, n'émargeaient pas à l'impôt sur la fortune. Certes, une grande proportion se contentait d'un minimum vital généreusement octroyé par une administration tatillonne qui les pistait comme des lapins pour vérifier qu'ils adhéraient au pacte social bienveillant qui les nourrissait de peu. Mais ils dépensaient une énergie joyeuse à retaper les vieilles baraques aux toits de lauzes, à tâtonner dans la permaculture, à élever des gosses galopant librement dans les prairies, mais aussi des brebis, des vaches et des chevaux. Lysiane les adorait, et quand bien même elle n'avait que quelques années de plus qu'eux, elle leur accordait tout son crédit sur un avenir qu'elle ne parvenait pas à imaginer pour elle-même.

Et lui les étudiait, leur donnait la main à l'occasion, avec bienveillance, mais sans pouvoir se départir d'une sensation de malaise croissant qui le submergeait dès qu'il revenait se pencher sur l'actualité. Il avait alors l'impression de remonter à la surface d'un lac tiède et doux, pour se retrouver sur une berge glaciale où soufflait un vent polaire.

Lorsque la première crise financière survint, il comprit cependant que c'était la petite goutte d'eau qui ferait sans nul doute déborder le vase déjà plein à ras le goulot. Ils vendirent (fort cher) leur maison d'Albi qui était devenue la banlieue étouffante de Toulouse grâce à l'autoroute entre les deux villes, et emménagèrent à Saint-Paul. Il se mit à son compte comme consultant en sécurité informatique, et elle prit un poste de professeur d'italien à Barcelonnette, où vivait sa fille Laure. Tout sembla rentrer dans l'ordre. Tant qu'on ne s'intéressait pas à la politique internationale, ni aux sécheresses à répétition dans l'hémisphère sud, ni au plastique étouffant la vie des océans, ni aux autres menus indices de pourrissement.

La seconde crise fut plus rude encore que la première. Il suivit avec angoisse et colère dans les journaux les manifestations monstres qui se déroulaient dans toutes les villes de France, avec un sentiment étrange de dédoublement : la vie à Saint-Paul était foisonnante, l'école du village avait rouvert avec l'arrivée de nouveaux jeunes couples et leurs enfants, l'automne était magnifique, les brebis paissaient, le seigle poussait, une société coopérative d'intérêt collectif avait été créée pour fédérer toutes les initiatives locales qui se multipliaient. Cependant, pour la première fois, de mémoire de vieux valléians, des manifestations eurent lieu à Barcelonnette, modestes, relativement bon enfant, mais des manifestations quand même.

Et puis il y eut la répression, brutale, qui s'exerça jusque dans la moindre petite ville de province. Il y eut des dizaines d'arrestations dans la vallée de l'Ubaye. Et arriva ce qu'on appela ensuite « la chute des 3 C », des initiales des trois banques qui dévissèrent ensemble, plongeant l'économie de toute la zone euro dans une noire récession.

Le gouvernement sombra. S'il n'avait pas été très démocratique, le suivant le fut encore moins, au motif de ramener l'ordre et la paix.

Il n'y eut quasiment pas de neige cet hiver-là, et tous ceux qui, dans la vallée, vivaient du tourisme d'hiver – déjà bien mis à mal par la récession – se retrouvèrent chômeurs avec une allocation de misère. La révolte bon enfant n'était plus qu'un souvenir.

Et puis il y eut les grands massacres de Marseille, où quatre porte-containers détournés et chargés de migrants subsahariens affamés par des années de sècheresse furent coulés par la Marine. Et le bombardement par le gouvernement italien de l'île de Lampedusa, et la sécession de la Sicile et de la Sardaigne. Et la bombe que larguèrent les Etats-Unis sur le Mexique qui avait grand ouvert la frontière pour évacuer les migrants chassés par la misère et qui s'entassaient dans les camps ravagés par le choléra et le typhus. Les survivants éparpillés dans la nature allèrent se terrer dans les villes où ils partagèrent sans façon leurs différents virus avant d'y succomber.

A Saint-Paul, l'inquiétude monta. Les réunions de la société coopérative du village se transformèrent en assemblées citoyennes agitées.

« Vous devriez venir y assister, lui demanda Elyette, la mairesse nouvellement élue. Votre femme et vous êtes quand même des piliers du village, vous avez votre mot à dire. »

Il y assista, et fut consterné de voir que tous, à de rares exceptions près, tablaient sur un retour à la normale dans les mois à venir.

« L'ONU va envoyer des casques bleus en Italie.

- L'OTAN a désavoué les Etats-Unis, l'embargo va les calmer !

- La Banque Européenne a repris la main, même si pour le moment les retraits d'argent liquide sont limités, tout va rentrer dans l'ordre !

- Il n'y a pas d'épidémie de peste en Espagne, c'est un fake qui circule sur Internet.

- Vous allez voir, aux prochaines élections...

Les plus vieux se rappelaient que leurs parents avaient connu la guerre et qu'ici, cela n'avait pas été si terrible. Les plus jeunes s'apercevaient qu'ils ne s'étaient jamais vraiment intéressés à la politique et qu'ils ignoraient tout ce qui n'avait pas été partagé sur les réseaux sociaux.

Lui ne parla pas à la première réunion. Car il avait peur d'avoir raison.

La fois suivante, profitant que Lysiane était restée à Barcelonnette avec sa fille, il prépara une intervention pour la réunion publique. Trois pages de pattes de mouche plus tard, il estima avoir couché sur le papier ce qu'il fallait pour partager le fruit de ses réflexions et de ses recherches fiévreuses de ces derniers mois. Il ne douta qu'un instant.

« Monsieur Lerogue, vous souhaitez prendre la parole ? »

- Merci, dit-il en remontant ses lunettes sur son nez. Chers amis, je m'en veux par avance de ce que je vais vous dire ce soir...

Il entendait MaLine et le petit Yilan discuter sur la place devant la fontaine. Il ne pouvait pas les voir. La simple cataracte qu'il aurait fait opérer en une demi-heure quelques années plus tôt avait jeté un voile opaque et définitif sur ses yeux inutiles. Il entendit le gamin remonter dans la rue en chantonnant comme il le faisait souvent lorsqu'il était seul. Il attendit le son de la cloche qu'il n'allait pas manquer de secouer avec entrain.

« Tu as la bouche pleine de questions, Yilan, allait-il lui dire. Et on va faire ce qu'il faut pour y répondre, je te le promets. »

Chroniques d'un monde qui s'effondreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant