Chapitre 29 -Le Rogue

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Ce matin-là, le bruit de la pluie s'était insinué dans son sommeil, friselis insistant à la frange de sa conscience. Il se laissa porter par ce doux bruissement de nuages fondant sur le toit de tôle, chatouillant dans son esprit les souvenirs d'autres pluies douces à entendre : celle d'un été en Toscane avec Lysiane, où il avait plu durant toute leur semaine de vacances. Ils avaient visité Florence en ciré, s'ébrouant à l'entrée de chaque église, ravis et coupables à la fois. Ils avaient parcouru le Palio de Sienne en glissant sur les pavés mouillés, et s'étaient obstinés à manger des glaces italiennes sous les auvents ruisselants. Ils avaient beaucoup traîné au lit le matin, aussi, faisant l'amour lentement au son de la pluie qui battait aux carreaux.

Florence, Pitigliano et ses chemins couverts creusés dans le tuf, les criques de Monte Argentario, Sienne, Lysiane... Tout cela était de l'autre côté à présent, loin, presque aussi loin que la Lune ou Mars, presque aussi inaccessible. Une partie de lui, là, tout au fond, continuait à croire qu'un jour il saurait, qu'un jour il aurait des nouvelles, qu'un matin, il allumerait la radio et qu'un flot d'informations s'en déverserait comme autrefois, et peut-être y entendrait-il la voix de Lysiane, ce ton un peu grondeur qu'elle prenait quand elle le cherchait dans le jardin ou dans l'atelier :
« Tu ne veux pas sortir un peu de là et venir déjeuner ? »
Une partie de lui seulement y croyait encore, dans ces moments de vulnérabilité, comme le matin au réveil sous une pluie de début d'été.

Il pensa à Yilan, à toutes les soirées que le gamin devait passer sous une lampe à déchiffrer les archives d'Avant. A l'étrangeté que cela pouvait représenter pour un enfant né dans l'Enclave, loin de la rumeur des voitures sur l'autoroute et de l'incessant flot d'informations dans lequel lui-même avait vécu.
L'inverse avait été également étrange pour lui, Antoine Lerogue, avec toutes ses certitudes, ses connaissances, ses compétences et ses doutes trente ans auparavant. Il était impossible d'imaginer un monde d'où Internet, les journaux, les hôpitaux, les commentaires politiques et les ananas de Côte d'Ivoire auraient disparu. C'était trop gros, trop lourd, trop massif.
La vie quotidienne continuait, Lysiane rentrait du boulot et lui racontait sa journée, il fallait penser à payer les factures d'EDF, à rappeler le client de Toulouse, et à prendre rendez-vous avec le garagiste pour l'embrayage de la voiture. Les informations de plus en plus précises sur l'extinction des espèces, les catastrophes climatiques, les basculements politiques se diluaient dans les autres actualités, au même rang que le dernier transfert d'un joueur de foot millionnaire, la naissance d'un bébé princier ou les bouchons sur les routes des vacances. Lysiane elle-même ne l'écoutait que d'une oreille, et parfois l'arrêtait lorsqu'il commentait tout haut un article du Monde sur la hausse du prix du pétrole ou celle du niveau de la mer.
« La fin du monde est un marronnier, mon chéri ! Depuis l'Apocalypse selon Saint-Jean, ça a toujours fait vendre du papier, et ça ne va pas changer de sitôt !
Elle n'était pas la seule. Parmi leurs amis, peu s'intéressaient au sujet. Il voyait bien dans le regard de certains d'entre eux qu'il les agaçait avec sa collapsologie – encore un nouveau mot inventé pour faire scientifique, comment tu peux croire à ces trucs de bobos complotistes ? – et ses efforts pour les convaincre de l'urgence qu'il ressentait dans toutes ses terminaisons nerveuses se heurtaient au mieux à une attention polie, et au pire à un rejet pur et simple. Il se sentait devenir schizophrène, entre un Antoine public qui continuait son petit train-train quotidien de clients, de courses au supermarché et de « n'oublie pas de passer à la pharmacie mon chéri », et un Lerogue qui passait ses nuits sur Internet, surfant en cascade d'un article à l'autre, le tout dessinant un mur noir immatériel qui s'approchait de jour en jour. Puis il se préparait à redevenir Antoine le consultant en informatique le jour suivant.

Lorsque la crise économique avait démarré, nombreux étaient ceux qui pensaient que ce serait un mauvais moment à passer. Même à Saint-Paul, où il voyait une bonne partie des jeunes habitants mettre en place une organisation visant à une certaine résilience, parler clairement d'effondrement semblait difficile. Il fallait aussi faire face aux dépenses de chaque jour, attirer des touristes pour faire vivre le camping, l'épicerie, le café et les loueurs de chambres d'hôtes. Beaucoup de maisons étaient des résidences secondaires, et l'été, le village triplait sa population, accueillant randonneurs, pêcheurs et touristes avec téléphone à la main, photographiant la moindre fontaine avec des exclamations de ravissement.

Chroniques d'un monde qui s'effondreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant