Chapitre 63 - MaLine

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MaLine ouvrit les volets et grimaça quand le soleil du matin lui sauta à la figure. Louie n'aimait pas dormir les volets fermés. Il grommelait qu'il avait l'impression d'étouffer, qu'il manquait d'air, qu'il avait besoin de sentir le jour se lever, mais cette fois il n'avait pas moufté. Il s'était couché après elle et s'était levé bien avant. Il l'évitait du mieux possible depuis plusieurs jours, et limitait habilement les moments où ils se retrouvaient ensemble, les yeux dans les yeux, une couche de silence orageux crépitant dans l'air au-dessus de leurs têtes.

Elle avait prévu de retrouver Yilan et Elaine ce matin au pont de l'ancienne centrale hydraulique pour aller faire provision de champignons, et avait voulu s'offrir une bonne nuit de sommeil avant d'affronter les questions dont le gamin allait l'abrutir après la séance houleuse du Cercle la veille au soir. Elle avait quitté la salle la première, et Yilan l'avait suivie derechef, alors que les conversations résonnaient encore dans le hall bien après que Le Rogue eût mis fin à la séance. Elle s'était retournée face au gamin et lui avait coupé la chique sans ménagements, alors qu'il claudiquait derrière elle sur la place, le visage rouge et les cheveux ébouriffés.
« STOP ! Je ne veux rien entendre avant demain.
- Mais, MaLine... avait t-il tenté, tout chiffonné de contrariété.
- Il n'y a pas de mais. Ce n'est pas le moment, c'est tout.
Il n'avait pas insisté et avait fait demi-tour, tout penaud.
Elle n'avait pas laissé surgir le petit pincement de culpabilité qui tentait de faire surface, elle n'était pas certaine du tout d'arriver à énoncer une seule phrase cohérente sans se mettre à hurler ou à fondre en larmes.

Une bonne nuit de sommeil, tu parles ! Elle avait gigoté toute la nuit telle une truite suffocant au bout d'un hameçon, à côté d'un Louie qui dormait à poings fermés, à moins qu'il ne fasse semblant. Elle l'avait maudit, elle avait soufflé, grogné, s'était levée pour boire une tisane, s'était recouchée encore plus énervée, avait secoué sans succès Louie qui ronflait - mais comment peut-il dormir comme ça, c'est pas possible ! - et avait fini par plonger dans un sommeil agité et entrecoupé de rêves effrayants dont elle ne gardait aucun souvenir, seulement un malaise diffus au réveil. Bien entendu, Louie était déjà parti aux brebis dès le lever du jour, volets fermés ou pas.
Elle but en vitesse un reste de tisane de thym froide, se fit un chignon à la diable, enfila un vieux jean mille fois rapiécé et des bottes de cuir avachi. Couteau, sac de toile, bâton, un quignon de pain et une tranche de fromage dur comme du bois, cela ferait l'affaire. Un oignon, peut-être ? Oui, le déjeuner sera moins étouffe-chrétien.

Dans la montée vers La Barge, soufflant comme un bœuf, elle fit une pause à l'ancien point de vue du Pont du Châtelet, et se retourna vers la vallée en contrebas. Elle tenta une large respiration, les bras grands ouverts, mais il lui semblait que ses poumons ne parvenaient pas à se déployer et que seul un mince filet d'air y pénétrait. Elle ferma les yeux, sentant presque un sanglot lui monter du fond de la gorge. Depuis cette histoire de drone, elle ne parvenait plus à respirer normalement, elle avait le souffle court et oppressé. Elle s'efforça de regarder autour d'elle calmement, les prés roussis, la lumière automnale plus douce, la fumée du four à pain de Saint-Paul, le pont mélancolique avec son tablier effondré... Les montagnes. Partout autour, des montagnes. Elle savait d'expérience que, même lorsqu'on montait jusqu'au Bric de Rubren, on voyait encore des sommets, des arêtes, un horizon brisé. Ici, pas de lignes droites, pas de plaines douces s'étalant mollement le long de fleuves paresseux, pas de forêts de grands feuillus, rien de plat, de calme, d'apaisant. Pas de mer ni d'océan à l'horizon duquel les nuages posent des ombres vert-de-gris. Une forteresse de roches grises et de marnes noires, immuable et indifférente qui l'enserrait de tous côtés et fermait la perspective géographique et mentale. Louie aurait dit « qui protégeait ». Et même s'il avait en partie raison, même si cette vallée fermée les avaient tenus à l'écart de... dieu sait quoi au-dehors, MaLine comprit qu'elle l'étouffait à présent comme elle l'avait étouffée quand elle avait quinze ans et qu'elle rêvait de voler vers New-York au-dessus d'une mer de nuages. Elle essaya à nouveau de s'emplir les poumons dans la brise matinale encore fraîche, mais seul un soupir tremblant accepta de franchir ses lèvres. Elle se remit en marche.

Chroniques d'un monde qui s'effondreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant