« Eh toi, là ! Pocahontas !
J’accélère le pas en faisant mine de n’avoir rien entendu. Je suis étonnée de subir du harcèlement de rue à Gap, alors que je n’avais plus connu ça depuis mes études à Bordeaux, il y a une éternité.
« Hey la jolie brune, c’est à toi que je parle, la bronzée ! »
La colère me gagne, et je me retourne en criant.
- Mais va te faire f… »
Le dernier mot de mon insulte meurt dans ma bouche. Mon sang se glace. L’homme qui a parlé s’avance en roulant des mécaniques, très sûr de lui dans son uniforme bleu marine, ses yeux clairs légèrement plissés. À sa ceinture pendent une matraque, une paire de gants, un talkie-walkie et un revolver. Ses semelles et celles de son collègue claquent sur le parvis de la cathédrale. Tout mon corps se liquéfie, j’ai l’impression que mon cœur va s’écraser lui-même. Je suis perdue dans des injonctions contradictoires. « Fuis ! », « Ne fuis surtout pas ! », « Reste calme ! », « Panique ! ».J’essaie de chasser de mon esprit les témoignages lus sur la FSN, les matraquages parfois jusqu’à la mort, sans raison, les accusations de viol. On est en pleine journée, il y a des passants, j’essaie de me convaincre que je ne risque rien. Puis je pense à Manu et Édith, et j’ai l’impression que je vais m’évanouir. J’essaie de reprendre le contrôle de mon cerveau tétanisé, de mon corps sidéré. Le temps me paraît ralentir infiniment. Que dois-je dire ? Que dois-je faire pour passer à travers le piège sans dommage ? Ils m’ont rejointe, ils sont devant moi. Je suis ridiculement immobile, comme si cela pouvait me tirer d'affaire.
« Alors, on insulte les forces de l’ordre, ma jolie ? »
J’essaie de parler mais j’en suis incapable. Ma gorge est serrée, je n’ai plus de salive. Le flic me toise de toute sa hauteur. Son camarade a l’air amusé, comme s’il s’agissait d’une gentille plaisanterie.
« Papiers ! » aboie le premier.
Je sursaute et cherche dans mon sac, avec l’impression de fouiller un puits sans fond, de ne pas réussir à me rappeler la forme et la couleur de mon portefeuille. Mon parapluie tombe dans la flaque à mes pieds mais je n’ose pas le ramasser. Je sens le regard des deux policiers sur moi et j’extrais avec difficulté ma carte d’identité de mes affaires.
« Tu viens d’où ? » marmonne-t-il en saisissant ma carte.
Les quelques secondes nécessaires à la lecture de ma pièce d’identité sont assourdissantes. J’obéis à mon instinct qui me dit de me taire.« Bah ça alors ! Regarde, dit-il à son collègue. Elle est française ! »
L’autre se penche pour vérifier l’information.
Le premier reprend.
- Et depuis quand tu es française, toi ? »
- Elle est née à Valence, regarde, répond son binôme.
- Sûrement pas sa mère ! Il ricane et reprend :
- Elle est née où ta mère, hein ?
- À Paris, je réponds, le plus calmement possible, mais en ne masquant pas ma peur. Ces hommes aiment que les gens tremblent devant eux. Si je leur fais croire que je n’ai pas peur, ils risquent de me faire du mal.
- Et ton père ?
- À Marseille.
- Ah oui ? Et ça vient d’où, le bronzage ?
- De ma grand-mère. Elle était chilienne.
- Et tu insultes souvent les hommes dans la rue qui te font un compliment ? »
Je garde soigneusement les yeux baissés. Je prie pour qu’il ne perçoive pas la colère en moi.
« Tu avais l’air moins timide tout à l’heure ! »
S’il me touche, je ne sais pas si j’arriverais à m’empêcher de le frapper ou de courir.
« Tu lui fais peur, enfin… dit son acolyte.
-Tu crois ?
- Ben regarde la, on dirait une souris apeurée !
- Oh ! Désolée chère demoiselle ! » fait-il, dans une caricature de galant. Je ne voulais point vous effrayer !
Son collègue rit grassement. Le premier se penche et ramasse mon parapluie. Il en plaque le bout métallique contre ma veste, entre ma gorge et ma poitrine.
« Votre parapluie, Mademoiselle ! »Je pose mes mains sur l’objet encore mouillé, il le lâche. Je le baisse doucement pendant que les deux policiers reculent.
« Allez, circule ! » crache-t-il.Je ne me le fais pas dire deux fois. Je m’éloigne en marchant rapidement et me retiens de courir. Lorsque je tourne l’angle de la rue et arrive sur la place de la République, je cède à mon instinct et laisse mes jambes m’emporter le plus loin possible. Je passe à côté de l’ancien appartement de Frédéric, puis devant l’endroit où Julien s’était fait tabasser. Essoufflée, je m’arrête après avoir traversé le boulevard de la Libération, près des locaux abandonnés d’une ancienne librairie. Je vois le banc sur lequel je m’étais assise avec Frédéric il y a des années-lumière de cela, et je me mets à trembler. Ma tête tourne, sûrement à cause de ma course, et je suffoque.
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Chroniques d'un monde qui s'effondre
Fiction généraleRoman d'anticipation de l'effondrement de la civilisation thermo-industrielle. Deux histoires se mêlent et se rejoignent : la vie de Suzie et ses proches dans notre monde moderne, et la vie de l'Enclave, communauté montagnarde de 300 personnes 30 an...