Chapitre 10 - Yilan

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Il a presque toujours entendu dire que c'était mieux Avant. Son père le premier, disait qu'Avant, il n'aurait pas été handicapé, on lui aurait opéré cette jambe de travers. Et puis, Avant, sa mère ne serait pas morte à la naissance d'Yilan. Et lui non plus, ne serait pas mort, son Pap's, sans doute pas. Avant, ils devaient avoir des remèdes contre la tristesse, la colère et le désespoir, si ça se trouve. Des médicaments pour être heureux tout le temps, même quand on se retrouve seul avec un minot avec une jambe de travers, et qu'on n'accepte pas l'aide des autres. Mais c'est bizarre de penser qu'Avant, ils faisaient tout pour ne pas mourir. Comme si ce n'était pas normal. Tout le monde meurt, Yilan le sait bien, les plantes et les gens, les chats et les arbres...

Avant, il y avait de l'électricité dans toutes les maisons. Yilan ne sait pas trop ce qu'est l'électricité, enfin pas tout à fait. Dans la grange des Lumières, il y a de l'électricité. C'est ce truc qui fait s'allumer les petits globes blafards qu'on appelle des ampoules. Parce que sur la grange des Lumières, il y a de grands panneaux noirs qui capturent le soleil pour le mettre dans les ampoules. Bon. Mais il y a d'autres maisons avec des panneaux noirs, et pas de lumière pour autant. Ca ne doit pas marcher avec tous les panneaux noirs, ils ne sont peut-être pas tous aussi absorbants, ou quelque chose comme ça. Et en plus, apparemment, l'électricité, ce n'est pas que ça. C'est comme de l'eau invisible qui coule dans des fils et qui sert à faire marcher des objets... électriques, quoi. Comme des scies pour couper le bois, mais qui coupent toutes seules.

Des trucs d'Avant.

C'est comme les avions. Des engins plus gros que sa maison, et qui volent avec des gens dedans. Ou comme les téléphones, un truc qui sert à parler aux autres à l'autre bout du monde, et à regarder des images animées et à plein d'autres choses. D'accord.

Yilan n'a aucune raison de ne pas croire les vieux qui racontent ça, il a confiance en eux. Et puis il a lu plein de livres à la Bib – et il n'a pas fini, parce qu'il y en a jusqu'au plafond – et dans les livres, il y a tout ça, et des tas d'autres choses, comme les vaisseaux spatiaux, les trains, les piscines chauffées, les intelligences artificielles, les vampires et les hôpitaux. Il sait que tout ça existait Avant, et que ça n'existe plus. Mais il a beau le savoir et le croire, c'est difficile à imaginer en vrai. Comme quand tu trouves un objet bizarre dans une ruine, que tu le tournes et le retournes entre tes mains, et que tu n'arrives pas du tout à imaginer à quoi ça pouvait servir. Avant, c'est pareil, et c'est pour ça qu'il veut comprendre.

Pap's est mort il y a un an en tombant d'un simple rocher au bord de l'Ubaye où il était parti pêcher. Presque tous les gens de l'Enclave en état de se déplacer étaient venus pour l'enterrer, et tous avaient raconté de belles choses sur lui à la cérémonie du souvenir. Des choses qu'Yilan ignorait : comment Pap's avait aidé Silas le forgeron, à installer sa forge, comment il avait transporté sur son dos la mère de Jemma alors qu'elle s'était cassé la cheville dans le bois des Maures, comment il avait chanté des chansons grivoises en patois au mariage de Jonas et Elaine, faisant se tordre de rire les anciens qui savaient encore cette langue, et cela lui avait fait chaud partout, en même temps qu'une peine infinie.

Après la cérémonie, Jonas et Elaine l'avaient pris avec eux quelques semaines aux Zélés, là-haut, à Maljasset. Elaine le serrait dans ses bras quand il pleurait la nuit, et Jonas l'emmenait s'occuper des chevaux avec ses filles Zélie et Chiara. Il avait sauvé un poulain en le massant toute une nuit dans la paille alors que sa mère s'en désintéressait. A Maljasset, il y avait plus de jeunes adultes comme Jonas et Elaine et aussi plus de gamins qu'en bas, à Saint-Paul. Il n'était pas habitué, ils lui faisaient un peu peur, il avait vécu si seul avec Pap's. Et puis il y avait les Italos, qui étaient venus de l'autre côté du col avant la naissance d'Yilan, fuyant les villes en flammes et les milices armées, et qui s'étaient arrêtés au Plan de Parouart, les bras en l'air, serrés les uns contre les autres avec leurs gosses bleus de froid, leurs mulets, et leurs chevaux chargés de paquets, en priant pour que les guetteurs de l'Enclave les laissent entrer. Certains s'étaient agenouillés dans la neige, une femme s'était évanouie d'épuisement. C'était une bonne histoire à écouter, et Yilan pensait qu'il aurait aussi fallu l'écrire, avec l'accent des Italos, leurs grands gestes et leurs yeux brillants, pour la mettre dans la Bib avec les autres.

Quand il avait voulu rentrer chez lui, c'est toute une délégation qui l'avait accompagné. En entrant dans la maison de son père – « Non, TA maison, maintenant ! », avait dit Zélie en lui ouvrant la porte, il faillit pleurer et crier de joie en même temps : La maison sentait les fleurs et le bois neuf, les trous aux encadrements des fenêtres avaient été bouchés, le poêle avait été réparé par Silas, un épais édredon multicolore était posé sur le lit, et sur une petite table de mélèze toute neuve étaient posés des pots de miel et de confiture, des graines pour le potager, et une bougie de cire blonde. Un an après, il se souvient toujours de cet instant, et aussi – surtout – du baiser que Zélie lui avait posé doucement sur les lèvres juste avant de partir en courant, le laissant interdit et raide comme un passe-lacets, comme disait Pap's .

Il remonte lentement vers sa maison au bord de l'Ubaye en passant par les prés. Il aime l'odeur de la terre quand elle retrouve le soleil après des semaines sous la neige, ça lui donne envie de rire tout seul, cette odeur-là. Il salue les mésanges qui se chamaillent dans le sorbier rouge à la tombée du soir et surprend un merle dans les taillis, qui s'envole avec des cris outragés. Il commence à y avoir quelques papillons jaunes qui se posent sur les primevères de la même couleur, et quand le papillon s'envole, on croirait que c'est la fleur qui prend son essor. Il entend le bruit du torrent entre les parois rocheuses là où les berges se resserrent, et le vent qui secoue les mélèzes, ça fait comme un grondement doux, comme faisait le ronflement de Pap's la nuit, un bruit rassurant, vivant.

Il a la tête pleine d'idées qui s'entrechoquent dans le désordre, il pense à MaLine à l'air triste emmitouflée dans son écharpe, au Cercle de demain, à ce qu'il devra dire. Il pense aux gens d'Avant et se demande pourquoi ils pouvaient bien avoir besoin de voler dans les airs et d'aller à l'autre bout du monde, alors que lui, Yilan, n'est jamais sorti de l'Enclave et n'a pas fini d'en explorer tous les recoins depuis dix-sept ans. Et puis il se demande comment ils faisaient pour survivre en étant si occupés, parce que lui a juste le temps dans sa journée de soigner les poules, de désherber le potager, de réparer la barrière, de couper le petit bois pour le poêle, de fumer les truites pêchées le matin et tout ça.

Il pense au Rogue qui marche tout seul dans le noir, à Zélie qui lui a promis un cadeau pour son anniversaire, aux caisses pleines de papiers jaunis qui l'attendent avec leur lot de découvertes, et aux trois-cent-cinquante-sept habitants de l'Enclave,des Prats à Combe-Brémond, qui, pense t-il sincèrement, ne se sont jamais posé les mêmes questions que lui. Et parce qu'il a dix-sept ans, le cheveu en bataille et le sourire aux dents, il pense qu'il va changer leur vie à tous.

Chroniques d'un monde qui s'effondreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant