Chapitre 25 - Yilan

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C'est le jour des Nains. Chaque semaine, le mercredi, c'est le jour des Nains. On ne sait pas bien d'où vient cette tradition, mais ce jour-là, aucun gamin n'a de tâche dans les champs ni dans les poulaillers, pas de cordes à tresser ni de laine à filer l'hiver, pas de patates à butter ni de troupeau à garder l'été. Les parents leur donnent une miche de pain, un oignon, une tomate, un bout de jambon et « Zou, file, reste pas dans mes pattes ! ». Ceux de Maljasset et des Prats descendent dans les carrioles avec les plus grands qui mènent les chevaux. Tous connaissent très bien les limites de leur terrain de jeux, qui va du pré sous le pont du Chatelet au croisement de la route à la sortie du village. Les minots s'égaillent dans tous les sens, on va faire de la luge quand il y a assez de neige, on va jouer à la Bib, patauger dans les chemins boueux, faire des barrages sur l'Ubaye, piquer les prunes encore vertes dans les vergers. Les plus grands surveillent les plus petits, les adolescents se tournent autour, tout en essayant de ne pas perdre de vue les petits frères et les petites sœurs qui essayent de vider l'Ubaye avec leurs chaussures.

« Voilà, lui avait dit Zélie, il faut qu'on fasse ça un jour des Nains. Si tu veux parler aux petits, on doit leur faire passer le mot et se retrouver tous à la Bib.
Yilan avait voulu lui demander comment elle était passée du « tu » au « on », mais apparemment, il n'y avait rien à comprendre. Il était chargé de ratisser les cendres de l'Avant, et elle organisait le reste. Comment était-elle arrivée à lui faire penser qu'il fallait d'abord parler aux enfants ? Yilan ne s'en souvenait plus, tout absorbé qu'il avait été par la lecture épuisante de tous ces textes épars. Mais au fil des semaines, il avait reçu des visites matinales. Un minot, puis un autre, avec un air innocent plaqué sur le visage.
« Je prends ta place à la traite aux Granges ce matin. »
« Il y a assez de monde pour la fournée de demain, pas la peine que tu viennes ! »
« Tiens, Yilan, on t'a apporté des restes pour tes poules, on leur a déjà donné, c'est bon ! »
Une conspiration de gosses, qu'il soupçonnait Zélie de diriger dans l'ombre.

Et voilà que ce matin, il a rendez-vous avec eux à la Bib, et il a par avance la bouche sèche et les mains qui tremblent. C'est qu'il n'a jamais aimé le jour des Nains, lui. Pap's l'envoyait dehors, comme tous les autres, mais il sentait bien qu'il s'inquiétait à peine Yilan avait-il franchi la porte. Et de son côté, Yilan partait en faisant un joyeux signe de la main, malade d'angoisse, mais bien décidé à le cacher à Pap's. Il se sentait maigre et couard, claudiquant de plus belle, transi et esseulé au milieu de toute cette troupe braillante et brusque. Il ne pouvait pas courir après les ballons, ni grimper aux arbres, ni se mesurer aux autres dans des parodies de luttes sauvages. Les seuls moments de relatif répit, c'était les jours de pluie, où les gamins se rassemblaient à la Bib. Les plus grands lisaient des histoires, ou en inventaient, on se jouait des pièces de théâtres improvisées et loufoques, mais là encore, Yilan se retrouvait souvent figurant malmené avec les plus petits, contraint de jouer le méchant brigand qui finit attaché au poteau en attendant son châtiment.
« C'est fini, ce temps-là, dit-il à mi-voix. Arrête tes âneries, tu n'as plus huit ans !
C'est la voix de Zélie qu'il entend, il en est certain.

Lorsqu'il passe la porte de la Bib, le brouhaha caractéristique d'un rassemblement d'enfants enragés lui saute à la figure. Il n'en croit pas ses yeux. Il doit y avoir une trentaine de minots, il ignorait qu'il pût y en avoir tant ensemble en même temps, dans un même lieu. Le plus petit doit avoir deux ans, il dort d'ailleurs paisiblement au milieu du vacarme infernal, et le plus grand... les plus grands, sont Giulio et Marco, qui n'ont même plus l'âge d'aller galoper dans les prés le jour des Nains.
« C'est nous qui les avons amenés, alors on s'est dit qu'on pouvait rester, non ? plaide Giulio tandis que Marco se dandine d'un pied sur l'autre, les nez baissé. Yilan manque de se frotter les yeux d'incrédulité. S'ils savaient combien ils lui faisaient peur lorsqu'enfant, il les voyait se jeter l'un contre l'autre et se rouler dans la boue en poussant de grands cris rauques ! Ils ressemblent à présent à deux jeunes taureaux embarrassés, plus qu'à deux jeunes pères dont les quatre garçons courent autour de la salle, les cheveux en bataille et la morve au nez.
- Bon, ça va, ça va, intervient Zélie, qui porte sa petite cousine Alina sur la hanche. Ça ne t'embête pas, Yilan ?
Elle secoue ses cheveux noirs que la gamine est en train de tresser avec un succès moyen. Bien sûr que ça ne l'embête pas, Yilan, bien sûr que non. Il est juste en train de se demander comment il va pouvoir parler au milieu de ce capharnaüm, il voudrait se sauver à toutes jambes. Mais Zélie a, encore une fois, tout prévu. Elle virevolte de l'un à l'autre, embarque Marco et Giulio, recrute Chiara et sa nouvelle proie, le jeune Lorant, ainsi que tous ceux qui ont plus de dix ans pour faire asseoir les plus petits, leur coller un doudou dans les bras, les prendre sur les genoux et bientôt, tout le monde se trouve installé sur les matelas de laine et les coussins de la Bib, tous autour d'Yilan, debout devant eux, pâle et le souffle court.

Chroniques d'un monde qui s'effondreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant