Chapitre 18 - Suzie

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Mardi 21 mai 2019

Je dicte quelques mots à mon téléphone avant que l'occasion ne soit passée, je retranscrirais plus tard dans mon carnet. Je suis en voiture, tentant d'endormir mon fils malade. Il est 3h du matin, il n'y a personne sous les lumières des réverbères. Je grimpe dans les hauteurs des alentours de Gap, laissant la ville illuminée derrière moi. Les phares du véhicule balaient la route et la campagne. J'apprécie le calme. Mon fils s'endort et la voiture électrique glisse silencieusement sur la chaussée.

Je savoure une fois de plus le luxe de me déplacer à si rapide vitesse, pour un coût dérisoire en comparaison du coût énergétique.

Culpabilité et plaisir.

Je profite de ce moment de solitude pour penser à tout cela, à ces deux sentiments qui se mêlent à ma vie quotidienne, à l'actualité toujours plus inquiétante, à cette impression qu'il n'y aura jamais assez de temps, à la façon dont tout cela influence ma vie et mes interactions avec les autres.

Je pense à ma famille, que j'ai été assez folle pour constituer malgré ce que je sais et ce que je vois, partant du principe que le bonheur est accessible, toujours. Gardant en mémoire ma copine mahoraise qui vivait dans la rue et souriait en permanence, gardant en mémoire qu'on peut vivre de peu, lorsqu'on est capable de produire ce "peu".

Je reviens chez moi, branche la voiture, dépose mon enfant endormi dans son lit et rejoint mon conjoint.

J'écoutais il y a quelques jours une émission radio sur l'effondrement et la façon dont les gens vivent avec cette certitude, lorsqu'ils l'ont. Et j'étais interloquée et déçue d'entendre dans le même temps, de parfaits illuminés parlant de la planète Nibiru - sérieusement ! - et des collapsologues très clairs aux dires documentés scientifiquement. J'ai fini par convenir que l'idée était sûrement d'interroger l'effondrement de façon émotionnelle, quel que soit le motif, la raison. Mais ça m'a laissé une étrange impression.

Il émergeait des interviews le rapport aux autres, à la famille plus ou moins proche, aux amis, aux différents cercles sociaux. Certains se donnent pour mission d'informer tout le monde, au risque de passer pour des hurluberlus. D'autres préfèrent faire leur chemin personnel et convaincre par l'exemple, en donnant des infos à la demande. La majorité s'accorde à ne pas inquiéter les enfants, ni les personnes âgées.

Je songe à Fred Vargas, autrice que j'affectionne, qui s'exprimait dans les médias il y a quelques jours : "le GIEC nous dit déjà : à +1,5 degrés, on y sera vers 2030-2035, le quart du globe sera impacté et la moitié de l'Humanité, 4 milliards d'individus, sera en péril vital, autrement traduit, va mourir de chaud, de faim, de soif, d'épidémies."

Je ne comprends pas comment on peut passer pour un dingue en expliquant simplement cela : des milliers de scientifiques s'accordent à dire que la situation va s'aggraver très fortement, dès les prochaines années, ou décennies pour les plus optimistes. Et pourtant je comprends qu'on puisse tendre une oreille distraite à ce genre d'informations, puis passer à autre chose.

Je suis née dans les années 1980, et depuis toute petite, j'entends parler de crises - économiques, politiques, écologiques, climatiques... Vus de ma vie individuelle, la société, le monde, ne sont que successions de crise plus ou moins graves. Comment alors prendre réellement en considération des alertes à la crise, quand bien même elle sera bien pire que celles du passé ? Et puis, ces alertes se noient dans les milliers d'informations en provenance de la planète entière.

On nous annonce des crises, elles arrivent, elles impactent notre quotidien mais assez faiblement. Les prix augmentent, les services se réduisent, mais la vie de tous les jours est sensiblement la même pour la majorité des gens. Il y a toujours de la nourriture dans les supermarchés, de l'essence à la pompe, des vêtements dans les boutiques et de l'eau au robinet. Et on oublie qu'il y a de plus en plus de gens dans les rues, que de plus en plus de docteures et d'infirmiers se suicident et que des écoles ferment. On s'en accommode, on s'organise autrement lorsque cela touche notre vie.

Alors face au gouffre dans lequel nous avons déjà sauté, tout le monde se dit "oh, cela va aller, ce sera comme d'habitude". Sauf ceux qui se renseignent vraiment, qui plongent dans les chiffres, dans les études scientifiques, dans les nombreux ouvrages sur le sujet.

Et alors leur sang se glace d'inquiétude.

Une urgence les prend, celle d'assurer un minimum de sécurité aux gens qui leurs sont chers. De développer des compétences utiles. D'apprendre à faire pousser des courges et des liens sociaux locaux. Avec toujours en fond sonore, une horloge dont le tic tac angoisse mais dont on ne sait pas quand retentira la sonnerie, puisqu'il y a milles aiguilles sur le cadran.

Et bien que le sujet face le "buzz", bien que les médias et les réseaux sociaux en parlent, il est difficile d'échanger à ce propos avec le boulanger ou la bouchère. Les repas de famille sont identiques, les journées de travail aussi. On repère rapidement les personnes de l'entourage dont les considérations se rapprochent des nôtres, et on en parle à demi-mots, comme si cela était encore incroyable d'en parler ouvertement.

Des groupes se forment, sur les réseaux sociaux notamment, pour faire des liens locaux, pour permettre aux gens de de rencontrer. Et cela va d'un simple apéro à de l'achat de terres en groupe.

Plusieurs personnes, économistes, politiques, annoncent dans les médias une très forte crise financière dans les prochains mois.

Comment expliquer à un humain du futur à quel point cette perspective est angoissante ? A quel point tous mes besoins quotidiens sont dépendants d'une société stable, que je ne suis autosuffisante en rien, et que c'est le cas de tout le monde ou presque, en occident ?

Que l'eau que je bois est acheminée, traitée par des techniciens et des infrastructures, disponible grâce à l'électricité. Que ma nourriture vient du magasin à l'exception de quelques légumes en été, que mon chauffage est dépendant de tout un réseau de distribution...

Pourrait il seulement envisager tout cela ?

Et comment nous, humains d'aujourd'hui pouvons nous simplement envisager que cela continue sans fin ?

Chroniques d'un monde qui s'effondreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant