"E-é-échec."
Je relève les yeux sur Julien qui sourit, les yeux pétillants, mains croisées sous son menton, à côté de sa bière dont la mousse n'est plus qu'une fine pellicule sur le liquide doré, avec quelques bribes accrochées aux parois du verre.
Je soupire, bouge ma dame pour me donner contenance, mais je ne suis déjà plus vraiment dans la partie. Je m'étire, lève les bras vers la bâche de la serre où sont suspendues des guirlandes de Noël et une boule de gui, ferme les yeux un instant et sens la chaleur du poêle à quelques dizaines de centimètres.
Françoise passe et prend une photo de Julien et moi en train de jouer.
" Je n'étais pas prête !" je proteste.
- C'était l'idée, ma douce enfant ! elle rit.Je lui souris, parce que c'est impossible d'être fâchée contre Françoise. Ces dernières semaines, elle s'est mise en tête de faire un reportage photo des Jardins Sauvages. "Pour le récit, a-t-elle expliqué à la dernière réunion de novembre. Parce qu'il faut montrer à celles et ceux qui ne sont pas ici, avec nous, ce que nous avons déjà fait et ce que nous faisons. Le changement de paradigme commence là. Montrons-leur que notre vie est belle, aussi. Qu'il ne s'agit pas que de planter des choux et faire des réunions. Nous sommes une famille, et Dieu que vous êtes beaux !"
Alors elle passe partout avec son téléphone, fait des photos qu'elle imprime en ligne, et l'arrivée de la première commande fut tout un évènement. Nous nous étions serrés autour d'une des tables de la Serre-Joint, nous faisant passer les tirages, riant et souriant. Le lendemain, quatre personnes installèrent de grands panneaux de bois agglomérés récupérés dans une benne de la zone artisanale, et Françoise commença son exposition.
Parallèlement, elle diffusa sur les réseaux sociaux une partie des clichés, pour ceux d'entre nous qui acceptaient de voir leur image diffusée en ligne.
L'initiative de Françoise fait beaucoup de bien au groupe. Et je vois souvent des personnes de tout âge devant les panneaux, se cherchant ou cherchant des amis sur les photos.Je pense à Émilie, ma petite grande Émilie, qui feuilletait hier soir les albums photo que je remplis religieusement depuis sa naissance, et qui m'a tout à coup regardé d'un air grave pour me demander :
"Mais Maman, plus tard, quand je serai adulte, est-ce qu'il y aura toujours des photos ?
- Oh, je pense que oui, mon chaton. Peut-être qu'il y en aura moins, qu'on en fera moins...
- Mais les enfants, ils auront encore plein de photos d'eux tout petit, comme moi ?
- Ah ça... Je ne sais pas. Peut-être que non.
- Mais alors comment ils feront pour savoir à quoi ils ressemblaient ?
Je réfléchis quelques secondes avant de lui répondre.
- Tu te souviens, quand Mamie t'a montré des photos d'elle bébé, et du mariage de ses parents ?
- Oui.
- Et bien peut-être que ce sera un peu pareil : les photos, avant, c'était plutôt pour les grandes occasions, une naissance, un mariage... Quand tu seras adulte ce sera peut-être comme ça. Et puis il y a des gens qui dessinent très bien, aussi.
- Hum.
Elle replongea dans son album. Et je ne savais pas si c'est elle ou moi que j'avais tenté de rassurer."Et m-m-mat !"
Je regarde le plateau. J'ai vraiment joué comme une quiche. Julien est très content de lui, et me propose une revanche. Je décline, il faut que j'aille préparer quelques cakes pour le pot de départ de Christelle. Je dis au revoir à Julien et sors de la serre après un salut de la main aux autres personnes présentes.
Je marche dans le soleil et l'air gelé, traverse les jardins, passe devant les devantures de magasins fermés depuis des mois. Chaussures, vêtements, livres, matériel informatique... Toutes ces choses s'achètent majoritairement en ligne à présent. Les crises ont achevé les commerces de proximité, alors que les géants du commerce sur internet ont résisté, et donc grossi. Diablement grossi.
Le quotidien économique a beaucoup changé. Depuis deux mois, on a des tickets de rationnement - sur smartphone - pour certaines catégories de biens comme le café, le chocolat et tout produit qui vient de loin. Bien sûr, ça ne s'appelle pas comme ça. Ils ont appelé ça "Bons de responsabilité citoyenne". Cela me ferait rire si je n'avais pas envie de hurler. Le couvre-feu est maintenant permanent et le gouvernement ne s'embarrasse même plus à trouver d'excuse à peu près valable pour le maintenir. Le chauffage devient peu à peu un luxe, Juan voit de plus en plus de clients lui proposer du troc plutôt qu'un paiement pour la réparation de leur chaudière. Lorsque ça l'arrange il dit oui. Mais que ferions-nous de dix poulets ou plusieurs dizaines de kilos de maïs, alors que nous devons payer les traites de la maison ? Et d'ailleurs, le portefeuille de clients s'allège, nous discutons le soir et essayons d'imaginer combien d'années son entreprise pourra encore fonctionner.
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Chroniques d'un monde qui s'effondre
Fiction généraleRoman d'anticipation de l'effondrement de la civilisation thermo-industrielle. Deux histoires se mêlent et se rejoignent : la vie de Suzie et ses proches dans notre monde moderne, et la vie de l'Enclave, communauté montagnarde de 300 personnes 30 an...