Chapitre 21 - Louie

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La brebis n'allait pas très fort. Sa mamelle s'était infectée, et Louie se maudissait de ne pas l'avoir vue plus tôt. Il l'avait isolée dans un coin de la bergerie, laissant son agneau dans l'enclos sous la surveillance du petit Nawel et de Camo, l'aînée de Jemma et Victor, qui venait se réfugier à la bergerie quand l'angoisse de ses parents pour Abby devenait trop lourde. Les deux gosses devaient bien avoir 8 ans à eux deux, mais ils surveillaient avec sérieux l'agneau bêlant à fendre le cœur, comme s'il risquait de se volatiliser s'ils le quittaient des yeux.
« Nawel, tu peux m'apporter le torchon qui est sur le coffre, s'il te plaît ?
Le gamin vérifia que sa petite copine ne lâchait pas l'agneau des yeux et apporta le torchon à Louie.
- Tu vas lui parler gentiment pendant que je la soigne, tu veux bien ?
- Vi ! fit le petit avec enthousiasme.

Tandis que Louie nettoyait le pis de la brebis qu'il immobilisait fermement entre ses jambes, le petit s'installa contre lui, s'essuya le nez avec un pan de son t-shirt, et caressa la tête de la brebis en lui roucoulant des « A pas peur, pas peur, toi, gentille, pas peur, t'auras un bonbon si t'es sage... »
- Merci, Nawel, tu es un bon berger, je ne sais pas si elle aimera un bonbon, mais on lui donnera peut-être quelques feuilles de salade pour la récompenser !
- Vi ! Tu vois, bebis, t'auras une salade si t'es gentille !
Louie sourit. C'était un bon, un très bon moment.

Ils laissèrent la brebis dans son coin, et Louie alla chercher un biberon pour l'agneau tout chancelant. Les minots se disputèrent pour savoir qui allait le nourrir, et Louie les départagea :
« Il en faut un qui tient l'agneau, et un qui lui donne le biberon. Et quand il s'arrête de téter pour respirer, vous échangez, d'accord ?
Il regarda un moment les enfants se débattre avec le petit qui gigotait dans tous les sens, et s'étira, les mains sur le bas du dos.
« Je vieillis, pensa t-il, ça craque de partout... »

Et pourtant, il lui semblait que c'était hier qu'il crapahutait dans la bergerie avec son père, sursautant quand un bélier essayait de passer par-dessus la barrière de bois en soufflant comme un animal mythique. Il y avait l'odeur forte du bâtiment en hiver, la chaleur qui vous sautait dessus quand on arrivait de la cour enneigée, et ce bruit... Toutes les bêtes se mettaient à bêler quand Gibou entrait, dans un grand chœur assourdissant qui terrifiait et émerveillait le petit Louie accroché au pantalon rapiécé de son père. Il avait su dès son plus jeune âge que lui aussi ferait ce métier, que pour lui aussi les bêtes feraient ce charivari chaud et vivant à son arrivée, comme si elles saluaient un dieu en bleu de travail. Il s'endormait souvent entre les pattes des patous allongés au milieu du troupeau, et sa mère venait le chercher, avec le petit Mathieu dans les bras, grommelant dans son patois Piémontais que son « pazzo » de mari allait l'oublier là un de ces jours et qu'il se ferait écrabouiller par ces bestioles bêtes comme leurs pieds.

Il avait fait le lycée agricole au Chaffaut, avec la certitude de reprendre l'exploitation de son père. Celui-ci avait essayé de l'en dissuader, pourtant. « C'est fini, la paysannerie, gamin ! Ils bouffent tous de la viande aseptisée et du fromage à tartiner, maintenant ! La brebis, ça ne rapporte plus rien, on fait venir des bateaux entiers de barbaque d'Australie, ça coûte moins cher et c'est plein d'antibiotiques, comme ça ils croient qu'ils n'attraperont pas le prochain virus ! »

Il s'était obstiné, et c'était avec enthousiasme qu'il avait attendu de fêter son admission au lycée avec Liane, l'année de ses quinze ans. Il la connaissait depuis toujours, elle venait passer l'été en vacances à Saint-Paul, ils avaient fait les quatre cent coups ensemble, et même si, ces dernières années, elle venait moins souvent, il était impatient de la retrouver.

Cette année-là, elle était arrivée plus tard que d'habitude, car elle avait passé la première quinzaine des vacances en Grèce avec une amie de sa classe.
Elle l'avait écouté distraitement, vissée à son portable, ne levant les yeux vers lui que par intermittence :
- Tu m'écoutes, ou quoi, Liane ?
- Je t'écoute, je t'écoute, mais c'est pénible, ce réseau de merde, ici !
Il avait posé la main sur son téléphone, un rien énervé :
- C'est à toi que je parle, et toi tu parles avec ton portable, c'est toi qui es pénible !
Elle l'avait regardé, outrée :
- Je voulais te montrer mes photos de vacances en Grèce, voilà ! Si ça ne t'intéresse pas, laisse tomber.
Elle était...très belle, avait-il pensé platement. Il s'en rendait compte tout d'un coup. Ses cheveux blonds foncés étaient coiffés en une natte au tressage compliqué dont dépassaient des mèches récalcitrantes, et ses yeux verts (gris-vert ? bleu-vert ?) semblaient lumineux sous de longs cils épais. Il voulait ouvrir la bouche pour lui parler, et la sentait toute sèche et craquelée comme un ruisseau en été. Il avait produit un couinement imbécile, tandis qu'elle lui souriait, enfin :
- Ah, ça y est, c'est revenu ! Regarde !

Chroniques d'un monde qui s'effondreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant