Coincée entre milles tâches administratives, ménagères et médicales, quelque chose me fait enfin reprendre ce carnet oublié sur ma table basse, entre un livre-CD de comptines enfantines et un dossier de formation.
J'écrivais la dernière fois sur le jour du dépassement mondial, et ce matin je vois passer sur internet ce constat glaçant : aujourd'hui, 10 mai 2019, c'est le jour du dépassement européen. 4 mois et 10 jours pour consommer la production de la nature pendant 1 an. Je trouve ça fou, dément même. C'est tellement absurde que j'ai du mal à réaliser.
Combien de temps encore cela peut-il durer ? Je suis en quelque sorte épatée par la résistance de notre planète. Je repense à Pablo Servigne, qui expliquait dans une conférence que les systèmes complexes avaient peu de résilience, mais résistaient plus longtemps qu'on ne le pensait, jusqu'au point de rupture, qui faisait basculer tout le système vers un autre état.
J'ai conscience que notre société, que notre civilisation, est déjà sur la pente descendante depuis quelques années, voire décennies. Je vois à quel point tout cela s'accélère, à quel point la pente est glissante, mais je ne trouve pas de point d'accroche assez extérieur pour avoir une vision plus objective des évènements.
L'empire romain s'est effondré en plusieurs décennies. Lorsque nous avions parlé de cette civilisation en classe, je me souviens que mon professeur avait dit que son effondrement avait été rapide. Et l'adulte que je suis repense à cela et se demande : est-ce que cela a paru rapide pour le citoyen romain moyen ? Visiblement, cela a duré une vie et même plus. Alors peut-être que pour un romain, il n'y a pas eu d'effondrement. Simplement une assez lente succession de crises, d'invasions barbares, de changements politiques et économiques...
Peut-être que dans quelques siècles, s'il reste encore des historiens, il sera défini une date de début au déclin de notre civilisation, date que j'ai peut-être déjà dépassée mais qui est noyée au milieu des centaines d'informations quotidiennes, au milieu de ma petite vie d'humaine et au milieu des grands évènements politiques, culturels, artistiques, économiques, météorologiques...
Et puis, il me semble que le cerveau humain est très peu doué pour aborder le temps, la durée, de façon objective. Le passé nous semble toujours plus rose ou plus noir, nous avons la mémoire courte, et nos émotions colorent sans cesse nos perceptions. Je donnerais beaucoup pour lire un hypothétique manuel d'histoire des années 2200. Tout serait alors tellement plus clair, comme l'est l'histoire de l'empire romain pour moi. Des dates, des faits.
Parce que tout semble à la fois trop rapide et trop lent.
Ce qui est différent par rapport à l'Empire romain et aux autres empires ou civilisations, c'est qu'il s'agit de la planète entière, de tous les pays "développés" du monde. Nous tomberons tous ensemble. Nous rejoindrons les pays que nous avons exploités et maintenus dans la misère. Et il n'y aura pas d'énergie magique à grande échelle pour remonter en selle.
Je suis de loin les actualités, car elles sont trop douloureuses. Les informations au sujet de désastres écologiques et la violence de plus en plus forte contre les mouvements sociaux, notamment. Et je sens tout le monde interloqué. "Comment est-ce dont possible qu'ils osent ainsi nier les violences ? Comment peuvent-ils nier les yeux crevés, les mains arrachées, les vies perdues ? Comment peuvent-ils gazer des manifestants pacifiques, des personnes âgées, des enfants ? Nous sommes en France, dans un état de droit, nous sommes libres, nous avons le droit de nous exprimer. Comment une telle violence est-elle envisageable envers des gens qui ne font que contester ? "
C'est cela que je vois, à travers les milliers de commentaires sur les réseaux sociaux, à travers les témoignages qui nous arrivent des manifestants. Une incompréhension de ce niveau de violence, à la fois moral et physique, envers le peuple.
J'ai le sentiment que nous nous sommes habitués. Habitués à la relative liberté, au respect global de notre intégrité. Si bien que nous avions oublié que cela n'avait presque jamais été le cas dans le passé. Qu'il y a eu des milliers de répressions sanglantes dans l'histoire, et que celle-ci n'en est surement qu'au tout début.
Nous avons oublié le danger, la violence, la mort.
Nous avons eu l'impression de décider, de contrôler notre démocratie représentative.
Bien sûr, quelques-uns s'élevaient, protestaient. Bien sur une petite partie de la population ne marchait plus. Mais à présent les violences sont tellement fortes que de plus en plus de gens écarquillent les yeux. Destruction du code du travail, destruction des mécanismes de solidarité (retraite, assurance maladie), destruction des services publics, cadeaux aux plus riches sans aucun effort de justification... Les gens ne sont plus dupes, commencent à se révolter. Et la réponse du pouvoir est impressionnante de culot et sans proportion aucune.
Je m'éloigne de tout cela, je pense que c'est déjà perdu. Je pense que les violences et les désastres ne vont faire que s'accentuer. Je préfère me consacrer au reste, à une certaine résilience locale, bien qu'incertaine. J'essaie d'acquérir les compétences nécessaires pour subvenir à mes besoins de base. Je lâche prise par rapport à mon travail, je prépare le suivant.
Bien sûr, je n'ai pas toujours ce détachement. Souvent j'angoisse. Les psys appellent cela solastalgie, ou éco-anxiété. Ma génération a tellement cru que tout était possible, qu'il est difficile d'accepter les faits.
Mais une porte s'ouvre, me permet peu à peu de mieux respirer. Qu'importe, au fond, de faire un choix inébranlable, puisque le monde ne l'est pas.
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Chroniques d'un monde qui s'effondre
General FictionRoman d'anticipation de l'effondrement de la civilisation thermo-industrielle. Deux histoires se mêlent et se rejoignent : la vie de Suzie et ses proches dans notre monde moderne, et la vie de l'Enclave, communauté montagnarde de 300 personnes 30 an...