Lundi 24 janvier 2020
Je suis en terrasse, place Jean Marcellin, je regarde la fontaine sans eau, les monticules de neige sale un peu partout, les vitrines présentant des vêtements, des livres, des menus de restaurant. Un des bars a fermé mais le reste de la place est sensiblement identique à avant la crise.
Christelle vient de partir sans finir son café noisette. L'école a appelé, le petit Thimothy s'est ouvert le front pendant la récréation et elle doit l'amener aux urgences pour recoudre la plaie.
Me voilà donc seule, à regarder mon chocolat froid où nagent quelques restes de chantilly.
Avant que nous ne soyons interrompues, elle me racontait comment sa mère perd doucement l'audition.
Visiblement, c'est plutôt banal à 69 ans, sauf qu'elle a constaté que personne ne prenait plus en charge les appareillages auditifs.
"Tu te rends compte ! me disait-elle. Elle paye 80 euros de mutuelle par mois, et au final, personne ne finance son appareil ! "
Christelle est allée faire un esclandre à la mutuelle de sa mère. L'employée, dit-elle, l'a regardé d'un air bovin en lui disant que les taux et possibilités de remboursement ont évolué au 1er janvier.
"Evolution mon cul !" a rajouté Christelle en me narrant l'affaire.
Je pense à tous ces tarifs et barèmes qui "évoluent" en permanence, à tous ces droits rabotés constamment, à cette lente dégringolade de nos acquis... Pas si acquis que cela, visiblement.
Il y a quelques jours, en sortant du travail pour ma pause déjeuner, j'ai croisé Frédéric. Il passait la grille du lycée, avec un air un peu chiffonné, une tête de fin de semaine.
Il a souri quand il m'a aperçu, m'a fait la bise en me demandant pourquoi j'étais absente au café collapso de la veille. Je lui ai raconté la gastro d'Émilie et Juan qui est épuisé à cause du travail. Il faut dire qu'un chauffagiste ne chôme pas l'hiver.
Plusieurs villages se sont retrouvés sans électricité à cause des importantes chutes de neige d'il y a 2 semaines Lorsque le réseau a été rétabli, au bout de 7 à 11 jours (!), on peut dire qu'il y en avait, des chaudières à réviser ou réparer. Il y a eu un mort à déplorer, un retraité de 82 ans qui vivait isolé et n'était pas en très bons termes avec ses voisins. Heureusement que le bilan n'est pas plus lourd. J'espère que nous aurons autant de chance la prochaine fois, et que cela ne concernera pas Gap.Frédéric m'a demandé si j'étais pressée.
Je ne l'étais pas, j'ai avisé un banc, et nous nous sommes installés au soleil, espérant un peu la chaleur de ses rayons à travers l'air glacial.
Il a allumé une cigarette. J'ai dû regarder le panache de fumée d'un drôle d'air car il s'est senti obligé de se justifier :
"Tu sais comme on dit : c'est pas un échec, c'est une étape !"
J'ai ri, lui ai pris son paquet des mains, et me suis collé une clope entre les lèvres avant qu'il n'ai pu protester.
En réclamant son briquet, je lui ai fait remarquer qu'il donnait un mauvais exemple à ses élèves.
Il a approché la flamme de mon visage et m'a demandé d'un air moqueur si j'allais vraiment fumer cette cigarette.
Il a eu l'air étonné quand je lui ai raconté que j'avais fumé quelques années à la fac, et arrêté il y a plus de 10 ans.
Sur ce, j'ai aspiré ma première bouffée, et le rire de Frédéric devant ma mine dégoutée a résonné contre le haut mur du lycée à côté de nous.
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Chroniques d'un monde qui s'effondre
General FictionRoman d'anticipation de l'effondrement de la civilisation thermo-industrielle. Deux histoires se mêlent et se rejoignent : la vie de Suzie et ses proches dans notre monde moderne, et la vie de l'Enclave, communauté montagnarde de 300 personnes 30 an...