Chaud

EPISODE 5 : 25°C (#2)

Ilyès n'a pas fait exprès de lui sauver la vie. Il ne savait pas ce qu'il faisait. Il était juste au bon endroit, au bon moment.

Le lundi soir, l'option rugby s'entraînait en même temps que le club d'athlétisme. Pour son année de première, Ilyès s'était dit que faire du rugby, ça le changerait du foot. Puis, c'était la dernière année où il en avait l'occasion. Il voulait prendre section football pour le bac, histoire de rafler des points faciles. Le lycée réservait le stade municipal pour ses athlètes – avec 700 euros de frais d'inscription annuels, c'était le minimum syndical ! Tous les lundis soirs, Ilyès et son équipe s'entraînaient à la mêlée pendant que les crevettes du relais faisaient des tours de pistes. Il n'aimait pas trop ces entraînements, parce qu'à cause des coureurs, ils n'avaient pas le droit de tirer au but. Or, Ilyès adorait taper dans un ballon.

Après chaque entraînement, quelqu'un était de corvée de ramassage de plots. Ce soir-là, c'était Ilyès. Il y avait eu des bacs blancs toute la journée, les mecs étaient vénères. Y en avait partout ! On était en janvier, il faisait froid etpresque nuit. Le ciel était rose, il s'en rappelle bien, la couleur recouvre son souvenir, comme la pellicule d'un film indé que sa sœur aimait tant. Ilyès parcourait la longueur du terrain pour récupérer les plots et les chasubles éparpillés. Il avait pensé qu'au moins, il évitait la douche avec les gars de l'équipe. Bon, ça le dérangeait pas. Il avait fait du foot pendant dix ans, il était rodé aux vestiaires collectifs et aux comparaisons des tailles de bites. Mais il trouvait la situation pas fair-play. Si l'équipe était composée de filles, on ne l'aurait jamais laissé entrer dans une douche collective. Là, il aurait forcément mater. Sans rien tenter, bien sûr, mais il aurait regardé à coup sûr. C'était plus juste de ne pas s'y mêler, de laisser aux gars de l'équipe le droit de préserver leur intimité sans que se posent sur eux des regards voyeurs. Ilyès pensait souvent au confort des autres, même de ceux qui l'aurait traité de « petite pédale » sans ciller.

L'équipe d'athlétisme achevait l'entraînement en même temps. Tout le monde était rentré, tous sauf un. Jérémie faisait des tours supplémentaires tous les lundis, et peut-être même les autres jours, quand Ilyès ne le voyait pas. Ilyès connaissait Jérémie de nom, de visage, et de réputation. Il avait 3 000 followers sur Instagram et une horde de groupies attroupée autour de lui à chaque récré. C'était aussi un pote de Don, malgré le grand écart entre leurs deux personnalités. 

Ilyès avait mangé trois fois à la cantine avec lui : deux fois avec Don et d'autres gars, une fois seul à seul. C'était un mercredi midi, les élèves avaient déguerpi de l'établissement. Ilyès restait manger parce qu'il n'avait pas de moyen de rentrer avant 14 heures, et Jérémie car il s'entraînait après le repas. Ils s'étaient reconnus dans la file, comme ils avaient un passif de repas ensemble – cf : les deux fois en compagnie de Don – ils se sont assis face à face.

Déjà, Ilyès avait remarqué que pour un athlète qualifié pour le championnat national de l'UNSS (c'était placardé partout dans les couloirs), il ne mangeait rien. Son assiette débordait de haricots verts, rien d'autre. Il avait pris une salade de tomates en entrée et un yaourt nature en dessert. Par contre, qu'est-ce qu'il buvait ! Un vrai puits sans fond. Ilyès s'était levé quatre fois pour remplir le pichet. À côté, Ilyès s'était senti comme un ogre. Il avait deux cordons bleus – le mercredi, le chef était plus souple –, une tranche de mousse de foie et six morceaux de pain. Jérémie l'avait regardé dévorer son festin en raclant ses haricots verts du bout de sa fourchette.

─ T'es pas musulman ? l'avait interrogé Jérémie.

─ Ah putain, si. S'cuse, j'avais oublié.