Chaud

EPISODE 2 : 22°C (#1)

Cyanne a cru qu'en se levant aux aurores, elle éviterait les sorcières. Cyanne n'a pas pensé que les sorcières ont des chats, et que magie ou pas, les chats réclament leurs gamelles à 6 heures du matin. Quand elle se lève, Madeleine s'affaire dans la cuisine. En écrasant la pâtée du dos d'une fourchette, elle chantonne une mélodie aux airs celtiques. Cyanne ne peut s'empêcher de songer qu'elle est peut-être en train de lui jeter un sort. Cyanne ne croit pas à la magie, mais... on ne sait jamais.

Cyanne dans son dos, Madeleine ne se retourne pas. Pourtant, elle lui indique :

─ Il y a du lait dans le cellier. Ta mère m'a dit que tu en buvais.

Sous-entendu : « Je ne l'ai acheté que pour toi. » Cyanne murmure un remerciement et va chercher la bouteille de lait cachée derrière un épais rideau rouge. La réserve de nourriture sent les herbes aromatiques et les épices. Il n'y a pas de réfrigérateur chez Madeleine. Tout est conservé à température ambiante. Tant pis pour les salmonelles.

Quand Cyanne revient dans le séjour, Madeleine et le chat ont disparu. Elle improvise un petit déjeuner de baies et de fruits, avec les moyens du bord. Ce repas frugal ne lui tiendra pas au corps, elle s'achètera un pain au chocolat dans la matinée. Sur la table où elle installe, des runes ont été gravées au canif. Cyanne secoue la tête. Cette maison n'a rien de mystique, ce n'est qu'une parodie, un ersatz de sorcellerie. Sans la culture autour pour lui donner une signification, ce décor n'est que ça, une parure, des plumes sur une boîte de conserve. Cyanne a arrêté de se battre avec sa mère à ce sujet. Elles ont fini par mettre de l'eau dans leur vin : Cyanne ne fait plus de commentaires, sa mère accepte que sa fille ne partagera jamais ses croyances.

La veille, elles ont passé la soirée à rafraîchir la mémoire de Cyanne. Celle-ci n'avait aucune idée d'où elle se trouvait, ni de qui l'accueillait. Peu à peu, au fil des anecdotes, les souvenirs refoulés de son enfance sont remontés.

Madeleine est une amie de fac de la mère de Cyanne. Contrairement à la famille de Cyanne, Madeleine ne vient pas d'une famille de sorcières, elle a appris à cultiver son don avec les années. Elle a choisi son prénom après sa transition de genre, pour se sentir plus proche de l'esprit de Marie-Madeleine. Bien sûr, la figure catholique, sous les mots de Madeleine, perd de sa sainteté et se colore de mysticisme et de pouvoirs obscurs. Protectrice des femmes, figure de la féminité, du désir sexuel, Cyanne a acquiescé, faisant semblant d'être intéressée. Même soupe que les autres, même poignée de bêtises.

─ Et toi, que fais-tu maintenant ?

La question innocente de Madeleine a plongé Cyanne dans un profond malaise. Elle a esquivé :

─ Je me repose.

La tablée a accepté sa réponse. Comment dire autrement qu'elle ne fait rien parce qu'elle ne peut plus rien faire ? Qu'elle se bourre de médicaments pour oublier ses pensées suicidaires ? Qu'elle a failli mettre fin à ses jours une nuit d'avril, après avoir lu terminé un livre barbant ? Mieux vaut utiliser l'art de l'euphémisme. Ce qu'il y a de bien, avec les sorcières, c'est qu'elles croient – à tort – pouvoir tout deviner. Alors, elles ne posent pas de questions.

Avec son verre de lait, Cyanne prend son premier anti-dépresseur de la journée. Une seconde, le mélange lui donne la sensation d'avoir l'estomac rempli.

Sitôt son petit-déjeuner englouti, Cyanne enfile ses chaussures de randonnée. Elle s'assoit sur le rebord du coffre ouvert de la voiture, tape les semelles entre elles pour faire tomber la terre et enfoui ses pieds jusqu'aux pointes. L'heure dorée irradie les pins de couleurs chaudes, les centaines de miroirs qui pendent aux branches de la clairière reflète un halo rose autour du mobile-home. Les embruns charrient le sable dans l'air, Cyanne aperçoit les grains de poussière flotter à la lumière. Le chat apparaît en premier, Madeleine quelques secondes plus tard, quelques mûres sauvages dans le creux de la main.