Par moments, le monde autour de Cyanne perd de sa réalité. La sensation la prend de court. Elle est en voiture, la route s'étend devant elle, elle tourne la tête pour regarder une vache dans le champ d'à-côté et tombe dans une abîme. Elle reconnaît la vache en tant que catégorie, comme si elle voit pour la première fois une image de ses albums illustrés d'enfant en vrai. « Ça, c'est une vache. Je le sais, je l'ai appris. C'est quoi, une vache, en fait ? » La vache est la partie immergée de l'iceberg. Quand Cyanne plonge, quand elle se demande ce qu'est une vache, sa réalité s'effrite et se décroche par pans entiers. Le paysage se pare d'un voile d'une inconnue familiarité : « Je sais où je suis, je sais ce que je fais, mais est-ce que je ne suis pas en train de me tromper ? » Pour le décrire aux autres, Cyanne n'a rien trouvé de mieux que la métaphore de la simulation : « C'est comme si tu vivais dans une simulation sans le savoir, et que tu te réveilles d'un coup. C'est comme si le monde autour de toi existe, mais ce n'est pas le vrai monde. Tu sais pas quoi, mais tu sais qu'il y a truc qui cloche. »
Cyanne ne panique pas, elle refoule ses pensées. La sensation finit par partir. Si elle vit réellement dans une simulation, les programmeurs viennent de la rebooter. La voiture avance, la vache disparaît de son champ de vision, elle a peut-être disparu à jamais, elle n'a peut-être jamais existé qu'à travers les yeux de Cyanne. Le monde est faux. Tout est faux.
Son psy appelle le phénomène la déréalisation - à ne pas confondre avec la dépersonnalisation, où Cyanne a alors l'impression qu'elle n'est qu'un blob conscient de lui-même dans deux dimensions, à qui on aurait accordé une enveloppe corporelle. Cyanne croit, au contraire, que son esprit n'est jamais plus clairvoyant que dans ces instants où il fait un pas de côté.
La 4L de sa mère avance à 90 kilomètres à l'heure sur la 2x2 voies. Les SUV les dépassent à intervalles réguliers, comme s'ils s'étaient donnés le mot. Chaque fois, Cyanne scrute leurs plages arrière, où s'amoncellent les sacs cabas et les oreillers pris en étau entre une planche de bodyboard et le carton d'un matelas gonflable. Ils roulent fenêtres fermées, la climatisation les maintient à température ambiante, comme des reptiles incapables de réguler leur corps. La voiture de sa mère est vieille, le chauffage est cassé, il est toujours en marche. Cyanne crève de chaud. Le vent s'engouffre dans l'habitable, rebondit contre les vitres et la banquette arrière, fait trembler le sac en kraft qui contient des croissants achetés sur la route.
Cyanne ferme les yeux, respire l'air marin. Les embruns s'accrochent déjà dans ses cheveux. Du moins, ce qu'il en reste. Elle les a coupés une nuit, à 3 heures du matin. Sans regrets. Sa mère a rattrapé les dégâts du ciseaux en égalisant les pointes. Depuis, Cyanne arbore une coupe au bol bouclée. On la prend pour un garçon de douze ans. Elle n'a jamais été aussi heureuse.
─ Ils ont construit un supermarché ici ? commente sa mère. Comme ça a changé !
Quand elles sont en voiture, sa mère commente le paysage et lit les panneaux à voix haute. A l'entendre, elle connaît tous les recoins de France. Elle sait quels lotissements sont neufs, qui habitait la vieille ferme le long d'une départementale sur laquelle elles ne sont jamais passées. Elle connaît jusqu'au nom des paysans qui cultivent les champs. Un jour, à 300 kilomètres de chez elles, perdues dans les routes sinueuses du Périgord, sa mère a dit : « C'est le champ de Maurice, ça, je me demande ce qu'il devient. »
Avec les années, Cyanne a fini par mettre cette clairvoyance sur le compte de la sorcellerie. Ce n'est pas une blague. La mère de Cyanne est une sorcière. Elle a des amies sorcières et ensemble, elles font des rituels de sorcière pour sauver le bétail et amener la pluie quand la sécheresse frappe. L'été, quand l'école Montessori où elle travaille ferme ses portes, sa mère sillonne la France pour accomplir les cercles de feu et les rites de fertilité.
Ce mois de juillet-ci, c'est la première fois depuis douze ans que Cyanne l'accompagne. Ce n'est pas de bon cœur, elle y a été forcée.
La voiture sort du périphérique. Le panneau indique un nom barbare, aucune voiture ne les suit. Tous les SUV filent droit, vers la côte et leurs stations balnéaires déjà pleines à craquer de touristes. Là-bas, ils bronzeront aux heures les plus chaudes sur des plages de sable fin. Ils se baigneront dans la mer calme d'une baie. Ils remonteront en fin d'après-midi sur le remblai pavé pour faire la queue et manger des churros gras avec du Nutella. Cyanne les envie.
La voiture emprunte des dizaines de ronds-points, fait des boucles sur elle-même, et pourtant, les paysages lacustres prouvent que la mer n'est pas loin. Les relents fermentés et iodés des marais obligent Cyanne à remonter la vitre. Sa mère appuie sur le bouton pour la baisser.
─ Respire cet air, Cyanne. Il te fera du bien, il t'aérera l'esprit. Vas-y, avec moi.
Pour montrer l'exemple, la mère de Cyanne prend une inspiration qui lui dilate les narines. Elle expire la bouche en cul-de-poule, sans fin. Cyanne l'observe sans un mot. Quand sa mère a terminé, elle remonte la fenêtre. La fin du trajet est silencieuse.
Leur destination se mérite. Invisible à l'œil non-averti, elle se trouve à l'orée d'une forêt, bien après la dernière maison d'un village de pêcheurs. À l'entrée, un sentier en friche laisse croire à un chemin de randonnée à l'abandon, mais lorsque la voiture s'enfonce dans la végétation, bringuebalant sur l'herbe asséchée, les signes de vie humain apparaissent. D'abord épars : un attrape-rêve, une casserole en fonte, un miroir pendu à une branche, des cristaux alignés sur un talus. Soudain, des fleurs en pots, une brouette rouillée, une statuette de la Vierge. Cyanne observe la forêt se civiliser, hagarde.
Le mobile-home apparaît. La façade est grignotée par la mousse, quelques branches de lierre essaient de s'accrocher désespérément au bois lisse. Du reste, c'est une explosion des sens : les verres polis pare le décor de reflets multicolores, le vent bruisse dans les feuilles des cimes, un encens enveloppe la clairière d'une odeur musquée. Cyanne a en bouche le goût du fer, le goût du sang. Sa mère dirait : « C'est l'énergie qui remue en toi, c'est ton corps qui s'éveille. » La biologiste en Cyanne lui souffle que, plutôt, c'est l'amas de pierres et de minéraux dans un si petit espace.
Les yeux jaunes d'un chat noir croise ceux de Cyanne. Une silhouette longiligne sort du mobile-home quand sa mère serre le frein à main. Elles sortent du véhicule sous un accueil chaleureux.
─ Ah ! Rosa, comme je suis contente que tu sois là. Le voyage s'est bien passé ?
─ Tu savais que l'on viendrait ?
─ Bien sûr, tu me l'as dit cette nuit.
Les mains dans les poches, Cyanne suit les sauts du chat. Il se roule par terre et tente d'attraper le rayon du soleil qui a percuté un miroir. Elles ont pris la route tôt dans la matinée, sans prévenir leur hôtesse de leur arrivée. Apparemment, entre sorcières, il n'y a pas besoin.
─ Et regardez-moi qui est venue ! Cyanne, comme tu as grandi ! Quand est-ce que je t'ai vu pour la dernière fois ?
Cyanne hausse les épaules. De longues années, sans doute. Avant qu'elle ne coupe les liens avec le monde spirituel, avant qu'elle n'ait honte de sa mère, avant le désastre.
En guise de bienvenue, la femme la prend dans ses bras. Cyanne se crispe. Elle n'a plus l'habitude qu'on la touche avec tendresse. Son interlocutrice a dû sentir la tension de son corps, avec son troisième, quatrième, Cyanne ne sait quel œil. Pourtant, elle l'ignore. Cyanne lui en est reconnaissante.
─ Vous devez avoir soif. J'ai fait une citronnade à la menthe sauvage. Allez-y, entrez. J'ai préparé votre chambre ce matin.
Quand elles passent le pas de la porte du mobile-home, une brise fait tinter le carillon de notes cristallines. Cyanne se retourne. Assis sur son arrière-train, remuant la queue, le chat l'observe. Et si c'était lui, le maître de la simulation ?

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Chaud
Ficção AdolescenteSur la côte de lumière, un village de pêcheurs est le théâtre des émois de la jeunesse et de l'éveil des sens. Don et Ilyès n'ont pas revu Jérémie depuis qu'il a mystérieusement arrêté de venir au lycée. Le trio se retrouve pour la première fois pen...