EPISODE 1 : 20°C (#3)

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Le trio est improbable. Don, Ilyès, Jérémie. La dernière fois qu'ils se sont retrouvés à trois n'existe pas. Don, Ilyès et Jérémie ne sont pas un groupe de potes, ils sont la somme de trois binômes. Trois côtés d'un triangle qui ne sont jamais touchés. Le triangle est rectangle.

Le côté opposé est minuscule, quelques centimètres à peine ; il représente l'amitié entre Don et Ilyès, proche, évidente. Ils se comprennent d'un seul coup d'œil. Il suffit de les voir en soirée, à refaire le monde sur les terrasses et les balcons en fumant des joints. Jérémie a longtemps envié cette relation fusionnelle. Lui n'a jamais eu d'ami proche, de confident. Les relations vont et viennent, se font, se défont. Les gens passent mais ne restent pas. Don et Ilyès, eux, seront là l'un pour l'autre. C'est certain.

Le côté adjacent est long, mais le parcourir n'est pas épuisant. Une trotte raisonnable pour Don et Jérémie. En apparence, tout les oppose. Don est fougueux et bruyant, il porte des survêtements et des bobs, il boit comme un trou et vole des scooters. Jérémie est un premier de la classe discret, soucieux de son hygiène de vie et flippé à l'idée de braver l'interdit. Dans une autre vie, ils ne se seraient pas adressés la parole. Seulement, ils ont fait les scouts ensemble, ils ont réalisé leur première communion, leur profession de foi et leur confirmation le même jour. Ils ont appris le solfège au même endroit. Passez dix ans de votre vie à vous emmerder avec la même personne, cela crée des liens. Don et Jérémie s'aiment comme des frères. Des frères que la vie a séparé, mais des frères quand même.

Ainsi, reste l'hypoténuse, le plus long. Les autres côtés pourront se raccourcir, s'étendre, l'hypoténuse gardera son titre. Ilyès et Jérémie feront de même, et chaque fois, il faudra calculer la distance entre eux pour résoudre le problème. Peu importe lequel des deux sera le plus proche de Don, Ilyès et Jérémie resteront des inconnus l'un à l'autre. Ils se croisent, ils se saluent, ils se reconnaissent. Leur amitié s'arrête là.

Le trio est improbable, des vacances à la mer ensemble l'est encore plus.


Pendant qu'Ilyès conduit, Don, sur le siège passager filme le paysage fuyant et rappe par-dessus la radio. Jérémie, assis au milieu de la banquette arrière, fixe la route. Elle se déroule comme un tapis, le mirage de flaques apparaissent sur le bitume. Quand, dans le rétroviseur, ses yeux croisent ceux, durs et perçants, d'Ilyès, il se demande s'il a bien fait d'accepter l'invitation. Pour briser la glace, Jérémie se penche entre les deux sièges et interpelle Don :

On loge chez ta tante, c'est ça ?

Mais non ! lui hurle Don pour couvrir la musique et le bruit du vent. Il a rien compris, celui-là. On squatte la baraque de mon frère.

Le frère de Don s'appelle Loup. Comme l'animal. C'est un gars renfrogné, solitaire, de quelques années leur aîné. Jérémie se souvient de lui comme d'un type bourru, pas très fin, qui devient anarchiste dès qu'il a bu. La dernière fois qu'il a entendu parler de Loup, il avait abandonné ses études. L'affaire avait fait jaser dans les clubs de lectures et les dîners mondains. Le père de Jérémie lui en avait parlé pendant trois mois. Derrière les discours, se dissimulait un message : ne l'imite pas, mon fils.

Il fait quoi maintenant ?

Il est marin-pêcheur.

Jérémie s'enfonce dans son siège, sans un mot. Merde, il a intérêt à avoir son bac avec mention et dégoter une bonne école. Il ne veut pas finir marin-pêcheur, à schlinguer le poisson et la marée. Ilyès a sans aucun doute capté son jugement, puisqu'il demande :

Ça lui plaît ?

De quoi ? De pêcher ? Ouais. Il kiffe. Tu sais, mon frangin, il pourrait vivre en mer que ça le dérangerait pas.

Ilyès acquiesce, un sourire tendre aux lèvres. Dans le rétroviseur, il lance un regard fier à Jérémie. Ses iris noirs semblent lui dire : « Tu vois, t'es qu'un con. »

Dans le village où habite Loup, les façades sont décrépies et les rues n'ont pas de trottoirs. Les vivaces grignotent les bordures, les insectes courent sur les murs. L'ambiance est pittoresque à souhait, Jérémie prend une photo pour les réseaux sociaux. Sur la route, quelqu'un a laissé un filet de pêche à sécher. Le cliché fait un carton, vingt likes en deux minutes. #travellife #traveladdict #adventure #mediterranean #greece. Il est dans l'Ouest de la France, mais cette vérité est moins glamour. Ilyès décharge la valise de Jérémie. Celui-ci a le sentiment désagréable que ce n'est pas par politesse, plutôt par affront.

L'intérieur de la maison sent le tabac froid et le pain grillé. La décoration est vieille, mastoc, composée de bibelots qu'on trouverait normalement chez les vieux. Jérémie est mal à l'aise. Son regard se perd sur les bouquets de fleurs séchées et les livres qui prennent la poussière. Le réfrigérateur est recouvert de magnets qu'on trouve dans les boîtes de cordons bleus. Une couche de crasse s'entasse sur les joints du carrelage. Dans le couloir qui mène aux chambre, il n'y en a même pas. Le sol est en béton. Si c'était quelqu'un d'autre, Jérémie aurait accepté l'ambiance sans broncher. Mais... mince, c'est de Loup dont on parle.

Ilyès pose la valise de Jérémie dans la chambre d'amis, minuscule. Il la colle contre le mur, là où il y a de la place. Un matelas au pied du lit double empêche de circuler. Jérémie s'enquit :

On dort tous les trois là ?

On avait pensé à te mettre dans le poulailler mais Loup a dit que le coq risquait de te chiquer les yeux.

Jérémie ne rit pas à la blague. Un silence de plomb tombe sur le duo. Soudain, Ilyès lui flanque un coup franchouillard entre les deux omoplates. Jérémie se raidit au contact.

Allez, c'est bon, détends-toi. T'es en vacances à la mer. Il va faire beau, il va faire chaud, on va faire des soirées pendant trois semaines.

Pas trop chaud, j'espère, maugrée Jérémie entre ses dents. Sinon, mon asthme m'empêche de dormir.

J'ai une mission pour toi, l'ignore Ilyès.

Pour l'encourager, Jérémie le regard dans les yeux. Les pupilles d'Ilyès sont venimeuses, quand Jérémie tombe dessus, son corps se meurt. Il devient une poupée de chiffon. Vite, il tourne la tête.

Quoi ?

Faut qu'on trouve une minette à Don.

Une quoi ? s'offusque Jérémie.

Une minette, une nénette, une meuf, quoi ! Il troue ses caleçons tellement il bande à longueur de temps, c'est grand temps qu'il baise. Faut que tu t'en charges.

Pourquoi moi ?

Jérémie n'a pas envie de passer ses vacances à jouer les entremetteurs. Puis, il a déjà donné par le passé. Don est un cas désespéré. Tant que son envie de coucher avec quelqu'un se lira sur sa figure, personne ne le touchera, même pas avec un bâton. Ilyès argumente :

Tu es bien meilleur avec les filles.

Jérémie considère le compliment. Venant d'Ilyès, ils sont rares.

Je vais essayer, mais mesurons nos espoirs.

En revenant dans le salon, le propriétaire des lieux est apparu pour les accueillir. Jérémie ne le reconnaît pas tout de suite. Loup sort de toute évidence d'une sieste. Il ne porte qu'un short de sport et a les yeux gonflés de sommeil. Campé sur le seuil de la porte, il s'allume une cigarette. Il a changé. Il s'est rasé le crâne et s'est laissé pousser la barbe. Ses traits se sont durcis. Sans le grain de beauté poilu sur sa joue droite, Jérémie l'aurait pris pour un étranger. Le plus flagrant, ce sont les muscles. Dans le souvenir de Jérémie, Loup était un ado joufflu, maladroit, une bedaine dépassant de sa ceinture. Le frère de son ami, face à lui, a fondu comme neige au soleil. Ses abdominaux sillonnent son torse, saillent par le jeu de l'ombre et de la lumière. Quand Loup salue Jérémie, son biceps gonfle ; Jérémie, en esthète, suit la courbe harmonieuse de son bras.

Ses prunelles glissent vers Ilyès, par crainte que celui-ci n'ait attrapé son égarement. C'est le cas. Ilyès voit tout. Le temps ralentit dans la pièce. Ou peut-être n'est-ce qu'une impression, causée par la chaleur. Il n'est pas midi, Jérémie transpire déjà.

ChaudOù les histoires vivent. Découvrez maintenant