Chaud

EPISODE 4 : 24°C (#1)

Quand Ilyès décroche sa ceinture, Don se penche à son oreille, par-dessus le siège conducteur, pour lui chuchoter :

─ Preums sur celle qui a les grosses loches.

Les quatre ans de krav maga qu'Ilyès a dans les pattes lui ont permis d'acquérir les réflexes d'un chat. Il pourrait attraper une mouche en plein vol. D'un geste preste, il saisit la tête de Don avant que son ami prenne la fuite. Il marmonne à son attention, menaçant :

─ Continue de parler comme ça et je me débrouillerais pour sucer les orteils de tout le monde dans ta famille. Ta mère, ton père, même ton frère, je lui sucerais les orteils, jusqu'à la moelle. Il aimerait tellement ça qu'il en redemandera.

Il lâche un Don troublé. Son silence ébahi reste en suspension au-dessus du volant.

─ C'est peut-être toi, le un sur trois, en fin de compte.

─ T'aimerais bien, affirme Ilyès. Écoute, si je m'avère être gay, je coucherai avec toi pour qu'on sache si t'aimes ça.

Don lui assène une frappe amicale sur l'épaule.

─ Merci mec. T'es un vrai pote.

Ils descendent de la voiture, les autres les attendent déjà sur le parking, leurs tongs aux pieds et leurs lunettes de soleil sur le nez. Ilyès s'assure que personne n'a rien oublié sur les banquettes, son cœur tambourine dans sa poitrine. Sa voiture a une mal fonction, le verrouillage centralisé ne fonctionne pas, il faut fermer toutes les portes individuellement. Il joue les gymnastes, se contorsionne pour atteindre toutes les poignées. Le tissu bleu a terni avec les années, et les ceintures, auparavant de couleurs vives à l'effigie d'un crayon quatre couleurs ont perdu de leur splendeur. Seul vestige du kitsch du début du millénaire, le levier de vitesse jaune moutarde, accordé à la carrosserie.

Ilyès se concentre sur ces détails pour chasser le nœud dans son estomac. Don et lui ont l'habitude de trouver une blague, et de l'exploiter jusqu'à s'en dégoûter. Ce n'est que lorsque l'ancienne n'est plus marrante, à force d'avoir été utilisée qu'ils passent à autre chose. Leur amitié repose sur ces matchs de tennis interminables. Sucer les orteils, c'est vachement marrant. Les spéculations quant à l'homosexualité de l'un d'entre eux, moins.

Avant de partir, il s'était dit qu'il profiterait de l'été pour faire son coming-out à Don, histoire de jouer cartes sur table. Désormais, il revoit ses ambitions à la baisse.

Tout le monde sait. Ses parents, ses frères et sœurs, sa meilleure amie Clara, même la voisine. Les réactions ont été plus ou moins chaleureuses, à l'instar de celle de sa mère. Elle n'a rien dit au début, elle a encaissé. C'est con, mais Ilyès est sûr que c'est à cause des petits-enfants. Le rêve de sa mère a toujours été d'avoir une nuée de bambins dans les jambes, qu'elle gaverait de tcharak msaker et de djouzia, ses deux spécialités. Avec l'aînée ayant commencé de belles études, promettant une carrière dans les affaires, elle craint ne jamais voir la naissance d'un descendant de son vivant. Les premiers jours ont été glaciaux.

Le père était venu crever l'abcès. Ils regardaient la télévision dans la cuisine, toutes les fenêtres de l'appartement étaient béantes. C'était le mois de mai, mais les températures s'affolaient. Partout, les médias s'alarmaient de cette canicule inopinée. On craignait pour l'été à venir, mais aussi pour les décennies futures. On disait que c'était un « triste constat du dérèglement climatique », sans proposer de solutions. Après ça, le journal télévisé avait diffusé un reportage sur les fromages pyrénéens. Le père avait baissé le son, Ilyès se bataillait en silence avec le benjamin pour qu'il s'assoit correctement sur sa chaise.